LE POTENTIEL ET LE REFOULEENTRE FREUD platonicien et Alain aristotélicien,
le clivage n'est-il pas celui qui, selon Alain, traverse la philosophie depuis
ses origines ? L'aristotélisme d'Alain est connu ; taxer Freud de platonisme
peut paraître paradoxal. À moins qu'il ne s'agisse d'un platonisme
à rebours qui consisterait à rechercher la vérité
des ombres non pas en allant au dehors, vers le soleil, mais en s'enfonçant
au plus profond de la caverne pour reconnaître, derrière la toile
de fond, le jeu des idées latentes, qui ne sont pas des idées virtuelles,
comme un potentiel tenu en réserve, mais des idées en acte que le
mécanisme de refoulement doit sévèrement contrôler
pour les empêcher de paraître nues sur le devant de la scène. Une
lecture aristotélicienne de FreudLa lecture d'Aristote par Alain,
au début de sa carrière d'enseignant, lecture avec commentaire sur
le texte grec, a eu une influence déterminante sur l'élaboration
ultérieure de sa philosophie. Influence au moins aussi grande que celle
d'auteurs comme Platon ou Descartes, sur lesquels il a beaucoup plus écrit.
Que serait une lecture aristotélicienne de Freud par Alain ? Essayons,
pour commencer, une lecture de la première topique, qui distingue l'inconscient,
le préconscient, le conscient. L'inconscient, tel qu'il s'écrit
en allemand (das Unbewusste) n'est pas un substantif mais un adjectif substantivé,
il ne désigne donc pas un sujet, mais une collection, un ensemble, plus
exactement un sous-ensemble. Il y a un ensemble d'objets psychiques comportant
trois sous-ensembles qui sont l'inconscient, le préconscient et le conscient.
Et, en première lecture, il n'y a pas de différence de nature entre
les éléments de ces trois sous-ensembles : ce sont des idées,
des images, des désirs. Pour définir l'inconscient, il est
nécessaire d'introduire le refoulement, parce que la conscience n'est pas
productrice, elle est éclairage, regard qui atteint ou n'atteint pas les
objets psychiques. Si une idée n'est pas consciente, ce n'est pas parce
que la conscience ne la produit pas, c'est parce qu'elle ne tombe pas sous son
regard. Mais il y a deux manières pour une idée de n'être
pas consciente : soit elle est dans le champ de vision de la conscience mais ne
tombe pas actuellement sous son regard, elle est alors préconsciente, soit
elle est refoulée hors du champ de vision de la conscience et elle est
alors proprement inconsciente. La métaphore, développée
au chapitre 19 de l'Introduction à la Psychanalyse, qui place un gardien
vigilant entre l'antichambre où se pressent les désirs inconscients
et le salon où siège la conscience, donne une représentation
spatiale particulièrement claire de cette première topique. La
position aristotélicienne est de dire : une pensée qui n'est pas
pensée n'est pas une pensée. Une idée que je ne forme pas
est peut-être une idée en puissance, mais elle ne devient une idée
au sens plein du terme que dans l'acte par lequel je la pense. À
partir de cette position peut être développée une critique
de la première topique dont Alain aurait pu endosser la paternité
; il suffit pour s'en convaincre, de se reporter aux Préliminaires à
la Mythologie et à la problématique qu'il dresse autour de l'image
mentale pour conclure : "La doctrine commune de l'image est toute à
refaire." Cette critique a été développée
par un autre penseur aristotélicien, J. Piaget, dans La formation du symbole
chez l'enfant. Elle consiste à définir d'abord la conscience comme
une activité constructrice et à considérer qu'il y a dans
le corps un certain nombre de schèmes sensori-moteurs en réserve,
qui sont de la pensée potentielle. En termes aristotéliciens : il
y a dans le corps des pensées en puissance. II n'y a certes pas de différence
de nature entre les pensées conscientes et les inconscientes, mais il y
a une différence de degré. II y a des schèmes plus ou moins
élaborés par la conscience et qui se rapprochent donc plus ou moins
de la pensée : il y a ceux qui sont vraiment repris en compte par la conscience
et qui sont de l'ordre de la pensée consciente, il y en a d'autres qui
sont en attente et qui sont de l'ordre de l'inconscient. De l'inconscient
au conscient, il y a tous les degrés possibles. Du potentiel à l'actuel
(de la puissance à l'acte) il y a tous les degrés possibles, sans
qu'apparaisse la rupture marquée par le refoulement. Si l'on considère
que le corps est un potentiel d'idées, on n'a pas besoin du concept de
refoulement. Entre la position aristotélicienne et la position freudienne,
il y a incompatibilité. Et nous découvrons là une des raisons
de la divergence entre la pensée de Freud et celle d'Alain, si nous admettons
que celle-ci est, sur ce point, assimilable à celle de Piaget, dans l'hypothèse
d'un même aristotélisme de base. Mais, dira-t-on, l'inconscient,
en fin de compte, est-ce du refoulé ou du potentiel ? C'est comme si, à
l'époque de Louis de Broglie, on avait demandé : la lumière
est-elle corpusculaire ou ondulatoire ? Il ne peut y avoir de réponse univoque.
Tout dépend du dispositif de connaissance mis en oeuvre. II y a deux modèles,
et en fonction du dispositif utilisé, on recourt à l'un ou à
l'autre, mais on ne peut pas les penser ensemble ni les fondre en un seul. L'inconscient
ne peut pas être pensé à la fois comme potentiel et comme
refoulé. La nécessité du concept de refoulement apparaît
liée au dispositif psychanalytique dans lequel se manifestent les résistances
à l'analyse, qui sont elles-mêmes des processus inconscients. Du
fait du dispositif qu'il met en oeuvre pour convoquer l'inconscient, le psychanalyste
ne peut le rencontrer que sous l'espèce du refoulé. Mais si, comme
Alain, on cherche à construire une théorie de la perception, ou
si c'est au travers des exigences du dispositif pédagogique que l'on construit
la connaissance du sujet, le concept de refoulement ne s'impose pas ; l'inconscient,
dans cette optique, c'est le potentiel, ce que l'éducation envisage de
faire passer de la puissance à l'acte. Une attitude relativiste consiste
à reconnaître que la connaissance que j'ai de l'objet ne dépend
pas de lui seul mais d'une rencontre particulière que j'organise entre
lui et un certain dispositif de connaissance que je mets en place pour le connaître.
Or le dispositif de connaissance psychanalytique est assez fondamentalement différent
de celui mis en oeuvre par Alain. Quand je conçois la lumière
comme corpusculaire, je ne peux pas la concevoir comme ondulatoire, et réciproquement.
Mais pour avoir une connaissance complète, il faut que je sois capable
de passer d'un modèle à l'autre. Par rapport à un même
objet, il y a plusieurs modèles possibles, en fonction des dispositifs
de connaissance utilisés. II n'est pas question de concilier ces modèles
ni de faire un choix, mais de savoir ce que chacun apporte dans le champ spécifique
d'investigation qui définit son usage légitime. Une
autre lectureOn ne peut pas s'en tenir là, parce qu'il serait réducteur
d'assimiler simplement la position d'Alain à celle de Piaget, de même
que la théorie freudienne ne se réduit pas à la première
topique telle qu'elle a été présentée. L'inconscient
ne désigne pas un sujet, mais une collection d'objets psychiques. Sans
doute, mais ce n'est pas ainsi qu'Alain l'a perçu. Si l'on se reporte au
Propos de 1922, intitulé Signes ambigus, dans lequel il dit : "je
lisais la psychanalyse de Freud" (il s'agissait des Cinq leçons sur
la Psychanalyse), on voit bien qu'il met en scène l'inconscient comme un
autre sujet. Il écrit que le psychanalyste est un médecin
qui demande au patient d'avoir des pensées de médecin : comme s'il
se projetait à l'intérieur du patient pour constituer un autre sujet
qui penserait pour lui sans qu'il s'en rende compte. Jusqu'à ce que le
patient découvre qu'il y a au fond de lui des pensées de médecin
qui le meuvent. II s'agit manifestement d'une lecture inadéquate
de Freud, du moins si l'inconscient reste défini comme ensemble des phénomènes
psychiques inconscients. Or, dans la deuxième topique, inconscient, conscient
et préconscient, semblent d'abord avoir le même sens que dans la
première ; mais sont introduites les instances psychiques, en particulier
Ich et Es qui peuvent grammaticalement être des sujets. Es peut être
en position de sujet, comme on le voit lorsqu'on dit : "ça marche",
"ça pousse", mieux encore : "il pleut" (es regnet)
ou "il était une fois" (es war einmal). Ce qui donnerait à
penser qu'il y a deux sujets. Au moins deux. Que Es soit la projection à
l'intérieur du patient de la pensée du psychanalyste, on peut l'envisager,
à condition toutefois de ne pas parler de pensée de médecin,
du moins si l'on pense à l'opposition que la diffusion de la théorie
psychanalytique a rencontrée et rencontre encore parfois dans le monde
médical. À moins de penser, ce qui est historiquement démontrable,
qu'il s'agit d'un épisode du conflit qui oppose depuis les origines la
médecine galénique à la médecine hippocratique. Dans
le même Propos , Alain écrit : "l'art de deviner se compose
ici avec l'art de persuader." Le "ça" (Es) existe et fonctionne
comme instance psychique dans le patient à partir du moment où le
psychanalyste est suffisamment habile pour le persuader de son existence. Cet
autre sujet serait un effet de la suggestion. Du point de vue de la psychanalyse,
cette lecture ne peut être acceptée. Un passage célèbre
de Ma vie et la psychanalyse raconte comment la psychanalyse naquit d'un déplacement
spatial par rapport au patient allongé sur le divan, d'un passage du chevet
à la tête, "pour pouvoir voir sans être vu". C'est
l'écart qui se creuse entre la position imaginaire sur laquelle se fait
le transfert et la situation réelle qu'occupe le psychanalyste qui permet
l'analyse du transfert et, plus généralement, des résistances
qui manifestent l'inconscient dans le dispositif psychanalytique lui-même. En
pensant à ce texte, on ne peut que refuser la réduction de la psychanalyse
à une technique de suggestion. Par la simple mise en place de son dispositif
propre, elle se constitue comme refus de l'hypnose et de toute forme de suggestion.
Peut-être n'est-il pas possible que la suggestion soit totalement absente
d'un dispositif thérapeutique, mais il est certain que le dispositif psychanalytique
est celui qui prend le plus de précautions pour écarter la suggestion. Du
côté de chez HolmesL'interprétation de la psychanalyse
par Alain, dans le Propos de 1922, ne peut être retenue telle quelle. Et
cependant elle correspond bien à une représentation mythique de
la psychanalyse qui est très répandue et remarquablement illustrée
dans l'oeuvre de Conan Doyle. Ce romancier s'est fait connaître en
1887 en publiant Étude en rouge, première narration, par la plume
du Docteur Watson, des enquêtes de Sherlock Holmes dont la publication sera
poursuivie jusqu'en 1930. On ne se souciera pas de savoir qui, d'Arthur Conan
Doyle ou de Sigmund Freud, a pu influencer l'autre ! On voudra bien admettre seulement
qu'il y a des lignes de force qui traversent certaines oeuvres appartenant à
une même époque et leur donnent un air de famille qui permet de les
considérer, dans une certaine mesure, comme des versions différentes
d'un même mythe sous-jacent. On peut faire de nombreux rapprochements
entre Freud et Holmes : l'intérêt pour la cocaïne, le refus
d'admettre le hasard comme explication et l'affirmation d'un déterminisme
omniprésent, l'intérêt pour les masques, les travestissements,
les mots d'esprit et les énigmes. Enfin, l'usage très fréquent
de la métaphore policière par Freud pour décrire les ruses
de l'inconscient et la stratégie du psychanalyste pour les dévoiler. Mais
notre intérêt se centrera sur le double maléfique de Sherlock
Holmes, le Professeur Moriarty. Dans la pègre de Londres, quelqu'un agit
dans l'ombre et pose tous les problèmes que Sherlock Holmes devra résoudre,
c'est Moriarty, qui n'apparaît jamais à visage découvert,
que personne n'est capable de reconnaître parce qu'il change sans arrêt
de vêtement, de silhouette, de visage, et qui ne peut être identifié
que par Sherlock Holmes. II s'agit là d'un mythe qui pourrait illustrer
une compréhension, sans doute fausse, mais pleine de sens, de la psychanalyse,
où l'on ferait comme si le psychanalyste était Sherlock Holmes et
comme si le "ça" (projection au coeur de la pègre de Londres
du double négatif du célèbre policier) était Moriarty,
celui qui n'intervient jamais en personne mais toujours par délégation
de ses âmes damnées. De même, les pulsions ne se manifestent
jamais directement à la conscience (qui serait ici le bon peuple de Londres)
mais toujours à travers des représentants. Tout le problème
est qu'il y a deux sortes de représentant : le représentant affect
et le représentant représentation (Vorstellungsrepräsentant),
et qu'ils ne sont pas en accord. Les choses qui se passent vraiment dans les bas
fonds et retentissent en surface dans les milieux sociaux les plus divers ne correspondent
pas à l'image qui en est donnée au public par la presse. D'horribles
machinations se trament dont ne transparaissent que des représentations
tout à fait anodines qui concentrent l'attention du public et de la police
sur des faits accessoires pour les détourner de l'essentiel. Et Holmes,
à sa manière, essaie de percer à jour les représentations,
d'abord en démasquant leur fonction de masque, puis en les contraignant
par une analyse méticuleuse à révéler ce qu'elles
masquent. On ferait comme si le docteur Watson était le patient,
qui ne comprend pas grand chose, jusqu'au moment où Holmes lui donne le
fin mot de l'histoire et conclut : "élémentaire, cher Watson." Cette
vision de la psychanalyse est un peu celle qu'Alain avait en 1922. Vision particulièrement
fausse aux yeux de ceux qui considèrent le client comme "l'analysant". Mais
le mythe ne se déchiffre pas en une seule lecture, on peut en imaginer
une autre qui distribuerait les rôles autrement. Holmes serait le patient,
et le "ça" serait donc, sous la forme de Moriarty, la projection
du patient, non du médecin. Et ce serait au psychanalyste de jouer le rôle
un peu ingrat de Watson, du "Docteur" Watson. Mais la distribution ne
serait pas complète, car il y a aussi le client, celui dont l'appel à
l'aide a déclenché tout le processus de l'enquête. Et
rien ne permet de restreindre le jeu à quatre partenaires. On pense à
Marivaux qui, dans La double inconstance, nous rappelle que pour jouer aux quatre
coins il ne suffit pas d'être quatre, il faut être quatre plus un.
Le plaisir n'est pas complet si, à la fin, tout le monde est content, s'il
n'y en a pas un au moins qui souffre. Dans la pièce de Marivaux, le cinquième
en trop, le laissé pour compte, c'est Trivelin. Dans le mythe dont nous
sommes en train d'explorer les lectures possibles, c'est Lestrade, le représentant
de la police officielle, l'inspecteur Lestrade. Nous sommes maintenant bien
loin d'un simple jeu à deux partenaires (le médecin, le patient),
mais ce qui complique encore les choses c'est qu'on ne sait pas toujours très
bien qui est avec qui ni même qui est qui. Ça bouge et les rôles
s'échangent comme dans le jeu des quatre coins, "partie carrée",
disait Marivaux, utilisant une expression qui, en son temps, désignait
le jeu des quatre coins, certes, mais aussi la partie carrée - il est question
d'une double inconstance, il est question de sexe : qui va avec qui ? Les
commentateurs de Conan Doyle ne se privent pas de soupçonner une relation
homosexuelle entre Holmes et Watson. D'abord ce sont deux célibataires
vivant dans le même appartement, puis, quand Watson est marié, Holmes
trouve toutes les occasions de le soustraire à son épouse pour l'embarquer
dans ses enquêtes et finalement le ramener au logis commun. Mais Holmes
n'est pas pour autant insensible à la séduction du client, même
et surtout lorsqu'il s'agit d'une cliente. Alors, que croire ? Et que se passe-t-il
entre Holmes et Moriarty ? Qui est qui dans cette histoire ? Qui est avec qui
et qui va avec qui ? On arriverait ainsi à une lecture systémique
dont Alain n'a pu faire l'essai parce qu'il se fait de la relation du thérapeute
au patient une idée trop simple et comme immobilisée dans le modèle
de la suggestion. Par rapport au modèle freudien, la description
systémique a le défaut d'être purement synchronique. Chez
Marivaux, les gens n'ont pas de passé ou, s'ils en ont un, il n'a aucune
importance, il ne détermine en aucune façon leur comportement. C'est
exactement comme le déplacement de pions sur un échiquier ; ce qui
change les sentiments des personnages c'est que leurs positions respectives ont
changé dans l'espace scénique. Ici, maintenant, l'ensemble des relations
entre les partenaires est organisé de telle façon, donc il se passe
telles choses. Toute la question est de savoir ce qu'il faut faire pour qu'un
déplacement se produise, que le jeu des quatre coins s'engage et que le
laissé pour compte ne soit pas toujours le même. Le
temps retrouvéEn 1929, aux États-Unis, Edgar Rice Burroughs
raconte, dans Tarzan au coeur de la Terre, comment son héros découvrit,
en traversant la croûte terrestre, un autre monde, Pellucidar, monde concave
avec un soleil central, dans lequel il rencontra toutes sortes d'animaux préhistoriques,
mais aussi des Vikings et des hommes primitifs. Du passé en conserve, en
quelque sorte. C'est un autre mythe, de la même époque que
celui de Sherlock Holmes, plus intéressant peut-être, si l'on accepte
l'idée que Tarzan est un voyageur temporel, non pas comme celui de Wells
qui parcourt directement le temps, mais de façon bien plus suggestive,
puisque c'est en parcourant l'espace que Tarzan, rencontrant des vestiges qui
sont comme les archives du passé, parcourt le temps en restant dans le
présent. La dimension diachronique n'est pas introduite par un retour
dans le passé, dont chacun sait bien qu'il est impossible, mais par une
exploration du présent pour y découvrir ce que le passé y
a oublié. L'Afrique dans laquelle se promène Tarzan, dans bon nombre
des romans de Burroughs, est une Afrique totalement fantaisiste dans laquelle
il rencontre, par exemple, les descendants d'une cohorte romaine perdue dans le
désert, qui ont construit et maintenu en l'état un empire romain
en miniature. A plusieurs reprises est développé le thème
de la cité perdue, protégée par un désert, des montagnes
ou tout autre obstacle naturel, isolée hors du temps, et que seul un explorateur
d'une trempe exceptionnelle pourra découvrir au prix d'une dépense
d'énergie et d'ingéniosité considérable. On
pourrait, usant de la théorie freudienne comme d'un platonisme à
rebours, redoubler le mythe de la caverne et imaginer deux sorties : celle proposée
par Platon, qui conduit vers le soleil extérieur, pour voir les objets
réels (dont ne sont perçues, dans la caverne, que les ombres projetées)
et, plus loin derrière eux, la source de lumière qui est à
l'origine de la projection ; et, à l'opposé, derrière la
surface sur laquelle se projettent les ombres, un autre chemin pour donner sens
aux ombres. Comme s'il y avait deux projections simultanées et complémentaires,
à partir de deux sources de lumière diamétralement opposées. Le
soleil extérieur, dans le ciel des idées, c'est l'idée platonicienne
du Bien. L'autre soleil, au coeur de la terre, le soleil noir de Pellucidar, c'est
Freud qui nous dit ce qu'il est, si nous nous accordons la liberté d'une
lecture mythique. C'est le principe dernier de la métapsychologie freudienne,
par où elle prend une dimension ontologique, la pulsion de mort. II
y a deux aventures qui ne peuvent être tentées en même temps.
Leibniz disait qu'on ne peut entrer dans une ville par toutes les portes à
la fois, on ne peut non plus, pour sortir de la caverne, emprunter deux chemins
à la fois. Nous, qui les voyons frayés tous les deux, nous pouvons
les emprunter l'un après l'autre. Ce qui implique un retour dans la caverne
qui est le seul lieu où ils se rejoignent. II est alors temps de
convoquer Eros, évoqué par Freud comme par Platon. Petit démon
vaincu à l'avance (tel est du moins le sens de la prééminence
reconnue par Freud à la pulsion de mort) mais qui ne s'en agite pas moins,
à la jonction des deux chemins. C'est lui qui tisse les liens amoureux
qui font que l'explorateur temporel sera ramené irrésistiblement
dans la caverne. C'est lui qui nous fait éviter deux périls, celui
que fait courir à l'analysant la fascination de la pulsion de mort, celui
que fait courir au philosophe la tentation de se complaire dans la sublimation.
Eros nous ramène dans le monde intermédiaire, dont Alain dirait
que c'est le monde de l'homme. Pour conclureEn
donnant un arrière-fond à cette allégorie célèbre,
j'ai tenté de montrer qu'il y a une lecture possible de Freud, une lecture
mythique, inspirée par tout un côté de la pensée d'Alain
qu'illustrent principalement Les Dieux et, mieux encore peut-être, les Préliminaires
à la Mythologie dont l'inachèvement invite à imaginer des
prolongements où l'on irait jusqu'à provoquer la rencontre peu probable
et cependant si désirable de Sigmund Freud avec Sherlock Holmes et John
Clayton (plus connu sous le nom de Tarzan) entre les lignes d'un texte d'Alain.
F. Foulatier |