Le 22 avril 1894, nous faisions la plus grande
perte que nous pussions faire, dans la personne
de M. Jules Lagneau, professeur de philosophie
au Lycée Michelet.
Il avait écrit à lun de nous
dès le 26 décembre 1891 : « Je
ne puis tarder davantage à vous dire combien
je suis avec vous de cur, de pensée,
de volonté. Par des chemins bien différents
en apparence, nous arrivons au même point,
parce que le point de départ vivant est
le même de part et dautre. En lisant
vos conclusions de tout à lheure,
je me retrouvais dans mes pensées de chaque
jour, et cest mon propre songe, comme dit
Platon, que vous me racontez ; mais ce songe-là,
cest la vie même : il ny
en a pas dautre. Oui, il faut agir ainsi,
cest cela qui est à faire
Ressusciter
partout lâme, voilà la tâche ;
depuis longtemps je le crois dune croyance
active. La difficulté est de garder à
laction, lorsquon létend
au delà du cercle de la vie intime, sa
pureté absolue ; mais lesprit
peut tout, puisque de lesprit tout vient. »
Depuis lors, M. Lagneau nous a constamment inspirés ;
il portait en lui la plus haute et la plus claire
conscience de ce que nous voulions ensemble. Solitaire,
désintéressé, sans passion,
sans superstition, tout charité et tout
raison, il gardait à nos desseins ce quils
avaient eu, à lorigine, au dedans
de nous, de tout à fait pur et, sans doute,
de divin. Sil est arrivé que, dans
les contradictions dune pensée qui
tâche à se traduire dans les faits,
nous nous soyons écartés imprudemment
de ce quil attendait de nous, il a toujours
eu raison contre nous. Il voulait que nous ne
fussions pas trop préoccupés du
succès, ni attentifs à plaire aux
hommes, aux partis, aux églises ;
mais résolument tournés vers le
dedans, soigneux dêtre, non de paraître
ni dêtre approuvés ; il
était convaincu que si nous devenions des
politiques, au lieu de rester des hommes de principes,
simplement, notre bonne volonté serait
annulée. Il nous mettait en garde contre
limagination poétique et ces élans
de la sensibilité qui ont fait réussir
dans les foules les religions historiques plus
immédiatement que la pure raison, mais
qui, aussi, ont mêlé tant de mal
au bien quelles ont pu faire. « Notre
uvre est une uvre de raison, disait-il,
nous devons travailler pour et avec les libres
penseurs, parce que les libres penseurs sont dans
le vrai*. » Enfin, il nous avertissait
de ne pas nous mettre en avant et surtout de ne
pas prendre comme une fonction, un ministère
où lon se complaît, cette tâche
daide morale pour laquelle les circonstances
paraissaient nous désigner. « Si
jen crois quelques expériences, nous
écrivait-il, il y a danger à vouloir
principalement faire du bien aux hommes ;
on sexpose à jouer quelquefois un
rôle devant les autres et devant soi-même ;
ce qui est contraire à la simplicité
et à la droiture. Il est plus sûr,
et sans doute aussi plus efficace, davoir
pour volonté ultime celle de ne pas faire
de mal, cest-à-dire dêtre,
autant quon le peut, toujours juste et raisonnable. »
[*] Il va sans dire quil
nest pas question des libres penseurs au
sens convenu, de ceux quon a encore appelés
les esprits forts, mais des esprits qui cherchent
la vérité en toute liberté
et sincérité.
Ainsi on ne quittait jamais notre ami sans se
sentir plus résigné et pacifié,
par la conscience quen somme une uvre
ne vaut quautant quelle nous fait
entrer dans léternel, point de vue
doù tous les échecs particuliers
perdent leur importance et doù les
individus même ne sont rien. Il a exprimé
lui-même, pour nous, la conception quil
sétait faite de cette tentative :
ce sont les Simples Notes qui ont paru
en tête du Bulletin 11-12 quelques jours
avant sa mort et que nous reproduisons à
la fin de cette notice, parce quelles restent
comme son testament. On y peut voir le sens dans
lequel il nous a constamment dirigés ;
encore une fois nous ne nous en sommes jamais
écartés sans éprouver en
nous, dans la suite, un obscurcissement de vérité,
une diminution de vie. Nous ne pourrons quy
revenir toujours, de plus en plus résolus
à nous en inspirer.
Ceux qui viendront à nous désormais
auront sans doute quelque peine à entendre
dabord ce que ses conseils et sa présence
nous ont rendu intelligible. On ne peut guère
simaginer ce quon perd à navoir
pas connu de tels hommes. Cest pourquoi
nous voudrions dire ici quelques mots sur sa vie
et sur sa pensée dans lesprit qui
était le sien, esprit volontairement détaché
de tout ce qui aurait exalté son individualité
propre, mais plein de respect pour cette personne
idéale que chaque homme porte virtuellement
en lui-même et dont notre ami donnait pour
ainsi dire le contact à tous ceux qui lapprochaient.
I
La
vie de M. Lagneau a été simple comme
celle de tout homme de devoir. Un homme de devoir
est un homme qui agit par principes et dont tous
les principes se peuvent ramener à un seul.
Agir par principes, « cest chercher
les raisons de ce quon fait, puis les raisons
de ces raisons jusquà ce quelles
nen fassent plus quune.* ».
Une telle action est nécessairement simple,
cest-à-dire facilement explicable.
Quune vie guidée par le devoir soit
tourmentée, cela nest possible quaux
yeux de ceux qui prennent la surface pour le fond
quelle recouvre, ce qui nest quapparence
pour la réalité. Si agitée
quelle puisse paraître à ceux
qui sen tiennent au dehors, la vie des hommes
de devoir est une, et il ny a quelle
qui le soit.
[*] Discours prononcé
à la distribution des prix du Lycée
de Sens 1877.
Il naquit à Metz en 1851. Sa première
enfance fut des plus pénibles, par suite
de la complexion extrêmement nerveuse et
délicate quil apportait en venant
au monde, et il ne dut de vivre quaux soins
les plus attentifs et les plus vigilants. Vers
lâge de quatre ans, il fut dangereusement
atteint par la petite vérole : il
en devint presque aveugle pour un temps assez
long, et il lui en resta pour toujours une certaine
faiblesse des yeux, ainsi que le germe dune
maladie de langueur dont il souffrit aussi toute
sa vie. À peine convalescent, un jour quil
avait essayé de faire quelques pas sans
guide, il tomba dans une cave dont il ne pouvait
voir la trappe ouverte et cette chute remit ses
jours en grave danger. Il avait sept ans quand
il put être question de lui apprendre à
lire. Bref, toute lhistoire de ses premières
années ne serait que le récit des
efforts de ses parents pour le disputer à
la mort.
Toujours il garda un souvenir atTendri et profond
du dévouement dont fut entourée
son enfance ; mais il ne permettait pas que
lon confondît le dévouement
réfléchi et fondé en raison
avec certains dévouements aveugles, idolâtres,
fruits de la pure sensibilité. Dans sa
source, tout amour, tout dévouement comporte
sans doute loubli de soi, cest-à-dire
un mouvement de la volonté qui renonce
à elle-même pour se donner. Mais
dans les résultats, quelle différence
entre lamour conscient, éclairé,
qui sait se réserver, rester maître
de soi, et lamour impulsif, fatal, auquel
notre nature ne sait pas résister !
« Larbre se juge à ses
fruits. » Lorsquon voit un enfant
égoïste, on peut prononcer presque
à coup sûr quil a été
lobjet de soins égoïstes. Seul
le dévouement raisonnable est propre à
créer dans lâme cette « nature
morale » à défaut de
laquelle, comme il le disait lui-même, les
meilleures leçons restent vaines.
Insistons ici sur ses idées en matière
déducation. Lunité de
notre travail y perdra peut-être ;
mais il nous semble que cest le meilleur
moyen de parler de lui, puisque aussi bien les
faits mêmes qui constituent une vie dhomme
nont dintérêt que par
les conclusions et lesprit pratique qui
sen dégagent. En outre, la question
est plus actuelle que jamais et la solution impliquée
dans les opinions de notre ami pourrait contenir
plus de vérité que la plupart des
théories pédagogiques en faveur
aujourdhui. Mais on voudra bien se souvenir
quon donne une interprétation et
non une pure reproduction de la pensée
de M. Lagneau : cest donc à
linterprète quil faut attribuer
ce quon pourrait trouver dincomplet
ou dexcessif dans les réflexions
exprimées ici comme dans tout cet article.
M. Lagneau ne croyait guère à lamélioration
par linstruction proprement dite* :
« La culture intellectuelle, disait-il,
ne sert quà constater ce que lon
est ; trop heureux quand elle ne fait pas
de nous dhabiles hypocrites. On sème
inutilement dans une terre mal préparée.
Le bon grain y germe, mais il ny mûrit
pas. Et le plus souvent ce travail de germination
infructueuse achève dépuiser
un sol insuffisant. »
[*] Quon veuille bien
remarquer quil ne sagit que dune
restriction apportée à une confiabce
trop optimiste, et très répandue
chez nous, dans lefficacité éducatrice
du savoir. Il nest jamais entré dans
la pensée de nore ami de déprécier
linstruction. Il affirmait au contraire
avec la plus grande force la nécessité
de la discipline intellectuelle et il la regardait
comme le seul moyen par lequel le professeur,
en tant que professeur, puisse agir sur la moralité
de ses élèves. Il se serait élevé
avec la plus grande vivacité contre le
maître qui se serait cru obligé dexhorter
au lieu dinstruire. Voir une face plus générale
de sa pensée, pages 33 et 34.
Par exemple, cest sexposer à
de graves mécomptes que de juger de la
valeur réelle des élèves
par la distinction de leurs devoirs ou par lâme
avec laquelle ils semblent recevoir notre enseignement.
Il est si facile de jouer avec les idées
et les sentiments ! si facile même
dêtre sincère dans ce jeu et
de duper soi-même et les autres. « Plus
dune fois, disait notre ami, je me suis
laissé prendre par ces apparences dâme ;
jai cru me trouver en présence de
jeunes gens destinés à devenir de
vrais hommes et jai été
déçu. Mon erreur (autant que jai
pu en juger par la suite) venait de ce que je
navais pas assez tenu compte de leur éducation. »
Il allait presque jusquà regarder
comme impossible de sélever moralement
au-dessus du milieu dans lequel on sétait
formé, et on aurait pu prendre pour une
condamnation sans retour les jugements quil
portait sur les enfants mal élevés*.
[*] Noublions pas
que ce sont là des souvenirs de conversations
toutes théoriques. Dans les jugements de
personnes, nul nétait plus indulgent
que lui. En fait, dailleurs, lenfant
absolument mal élevé est un type
extrême qui nexiste guère.
Aussi se montrait-il très sévère
dans lappréciation des parents qui
se reposent sur lécole du soin de
former lâme de lenfant. Les
meilleurs enseignements du monde nont aucune
prise sur qui ne les reçoit pas comme le
contrôle de son expérience, ou mieux
de sa réalité intérieure.
Le cadre est fait pour le tableau et non le tableau
pour le cadre, et cest une véritable
absurdité que de vouloir habiller le vide.
Avant de prétendre à faire donner
par des maîtres, une forme à des
âmes, il faut se préoccuper de savoir
si ces âmes existent, cest-à-dire
si elles ont une nature*, et de créer cette
nature, si elle nest pas. Or, cest
par léducation, par la discipline
surtout, que lon crée cette nature,
quon lui donne une consistance, un maintien,
une attitude. Avoir une âme, cest
être maître de soi. Qui nest
maître de soi peut être un individu
habile, avoir du talent et une certaine apparence
de force ; au fond, ce nest pas un
homme. Il ne nous intéressera jamais quà
la façon dune belle chose, dun
bel animal. Or on ne devient son maître
quà la condition davoir, dès
le jeune âge, contracté lhabitude
de se gouverner, cest-à-dire de se
soumettre à des raisons plus élevées
que celles qui viennent du caprice et de la passion.
« Lenfant bien élevé,
disait textuellement notre ami, cest celui
qui obéit sans discuter**. Il est impossible
de lui donner les raisons de tout et, le pût-on,
quil ne les comprendrait pas. »
Et dailleurs, nous disait-il souvent, « la
preuve de la nécessité et de la
valeur de lobéissance ne se trouve
que dans laction même dobéir. »
[*] La nature de lâme
dont on veut parler ici est tout juste lopposé
de ce quon entend ordinairement sous le
même terme. La nature de lâme
nest pas lensemble des tendances ou
instincts dont tout individu est nécessairement
doué par cela même quil existe,
mais le résultat de la lutte par lesprit,
ou par le principe de liberté qui fait
le fond de lhomme, contre ces mêmes
tendances. La nature morale, cest la nature
façonnée et disciplinée par
lesprit, cest le fruit de la victoire
de lesprit sur le corps. Ceci nimplique
aucune tendance ascétique.
[**] On objectera peut-être quune
telle soumission est plus propre à rendre
les caractères serviles quà
les développer. cela est faux, du moment
où lhomme le plus libre est celui
qui sait le mieux se soumettre activement. Il
y a infiniment plus de liberté vraie chez
les sauvages qui témoignent du sensd e
lobligation en se laissant volontairement
immoler sur la tombe dune favorite de leur
prince, que chez les Touraniens ou tels autre
speuples quon nous a dépeints comme
nobéissant quà leurs
instincts. Si la révolte contre un ordre
inique peut se justifier, cest en partant
dun principe autre que celui de nos appétits.
Mais pour rester dans lordre des faits,
il serait bien intéressant de pouvoir,
à ceux qui ont été affaiblis
par excès, opposer ceux qui ont été
perdus par défaut de discipline.
Les meilleurs, en effet, savent combien la bonne
volonté est intermittente, combien sujette
à des défaillances prolongées
et fréquentes, combien par suite il importe
de prévenir celles-ci par un ensemble dhabitudes
bonnes et fermes que léducation dès
le jeune âge peut seule nous donner. Parvenu
à lâge de la réflexion,
lorsque sous linfluence dune lecture,
dune méditation ou dune excitation
quelconque, il lui arrivera de tenter quelque
effort pour saméliorer ou se changer,
lhomme dépourvu de cette « nature
morale » ou, comme notre ami lappelait
encore, de « ce premier capital, de
ce premier fonds », - hérité
de ses ancêtres dans une certaine mesure,
il est vrai, mais qui, pour une part infiniment
plus grande, est luvre de ses premiers
éducateurs*, - cet homme, sil
nest doué dun esprit de suite
et dune volonté extraordinaire, ne
parviendra quà se convaincre quil
est pour toujours condamné à des
efforts stériles : trop heureux si
son découragement ne se change pas en une
réaction, en une révolte, contre
ce quil avait cru, du moins, juste et bon
avant ses tentatives infructueuses. Et cest
ainsi que, du point de vue des résultats
ou des faits extérieurs, peut se trouver
réalisée cette contradiction apparente :
à savoir que la connaissance du bien devienne
un mal. Elle est un mal en effet ; elle est
pour le moins inutile et vaine, si elle ne revêt
une forme d'énergie concrète dans
lesprit qui connaît. La science de
la bonne conduite est une science de réalités,
et dans lordre du réel on ne comprend
quautant quon a réalisé.
Doù il suit quil est indispensable
de discipliner lenfant si lon veut,
non seulement quil soit, mais encore quil
comprenne ce quil doit être, et si
lon craint de sexposer à ce
que les enseignements les meilleurs ne lui deviennent
funestes.
[*] On sait que H. Spencer
lui-même, dans ses derniers écrits,
arrive à donner le pas à léducation
sur lhérédité.
À lâme que M. Lagneau
mettait dans ces entretiens, on pouvait sapercevoir
quil sagissait là, pour lui,
de quelque chose dexpérimenté
et de vécu ; on sentait comme une
influence prolongée de sa propre éducation.
En effet, ainsi quil nous a été
raconté depuis sa mort par un de ses amis
intimes, outre le dévouement dont sa mauvaise
santé avait été lobjet
de la part de sa mère, il fut redevable
à son père de cette forte discipline
morale, si remarquée en lui de tous ceux
qui lont seulement approché. Ouvrier
parvenu à une modeste aisance par un travail
opiniâtre, cet excellent père jouissait
dune grande autorité sur tous les
membres de sa famille. Aucun neût
osé se soustraire aux ordres dun
homme qui, pour son compte, ne transigeait pas
avec la règle quil personnifiait.
Dans lintimité, autant quil
peut être permis de faire léloge
des siens, et avec lextrême modestie
qui le caractérisait, notre ami était
heureux de reconnaître la profonde impression
de réalité morale que son père
lui avait laissée. Tout ce qui pouvait
valoir en lui, il le faisait remonter à
des parents dont le souvenir lui resta toujours
comme une règle vivante.
Plus tard, à ces soins paternels dévoués
et fermes, vint sadjoindre la direction
éclairée dun homme assez considérable
par le rôle politique quil a joué
dans Metz. Il sagit de M. Voirhaye, ardent
républicain et grand patriote comme le
père de M. Lagneau, et qui était
le conseiller de la famille. M. Voirhaye,
en 1848, avait été élu représentant
du peuple à Metz. Au milieu des acclamations
qui accompagnèrent son départ pour
lAssemblée nationale, il avait prononcé
quau retour ses acclamateurs lui jetteraient
peut-être des pierres. Ce qui se réalisa.
Un pareil accident, arrivé à celui
qui devait diriger son éducation de jeune
homme, ne saurait manquer davoir frappé
lesprit de M. Lagneau ; et il
y a peut-être lieu de voir dans ce fait
une certaine explication de son sentiment très
vif de linconstance des foules et de sa
défiance accusée contre toute espèce
dengouement, dont on retrouve des traces
dans les Simples notes. Ce fut sur les
conseils de M. Voirhaye que notre ami fit
ses études au lycée de sa ville
natale et que plus tard, en 1869, il accepta une
bourse qui lui fut proposée par le directeur
de lInstitution Massin, à la suite
dune nomination obtenue au concours général
des départements.
Il était dans cette institution, en première
année de préparation à lÉcole
normale supérieure, lorsque la guerre fut
déclarée. Ni son jeune âge,
ni sa mauvaise santé ne lempêchèrent
dêtre des premiers à senrôler
dans les francs-tireurs. Peu de temps après
son incorporation, il se trouvait dans les environs
de Metz, lorsquil apprit quun de ses
frères venait dêtre atteint
de la fièvre typhoïde. Il alla le
voir, et il fut lui-même gagné par
cette fièvre, qui bientôt sétendit
à toute la famille composée de sept
personnes. Frappé le dernier, son père
seul en mourut après avoir donné
ses soins à tous. Sur ces entrefaites,
les Prussiens avaient fait le siège de
la ville. Après la capitulation, ils publièrent
quils savaient quun certain nombre
de francs-tireurs se trouvaient dans leurs familles
et ils les sommèrent de se rendre sous
trois jours. Notre ami prit le parti de senfuir.
Il y réussit, non sans quelques péripéties ;
mais il parvint à gagner le Luxembourg
et à rejoindre larmée de Faidherbe
qui était alors à Lille. Il sy
fit incorporer et il y resta jusquà
la fin de la guerre. Puis il reprit ses études
au Lycée Charlemagne pendant lannée
scolaire 1871-1872, et il fut admis à lÉcole
normale au concours de 1872.
Cest parce que nous pensons quelles
sont de nature à provoquer dutiles
réflexions dans lesprit de nos lecteurs,
voués pour la plupart aux choses de léducation
et de linstruction, que nous avons cru devoir
indiquer les conditions matérielles et
morales dans lesquelles ladmirable nature
de notre ami sest développée,
ainsi que les premières manifestations
de cette nature. Si notre objet était une
biographie, il nous resterait à le suivre
dans les diverses étapes de sa carrière
universitaire. Pour ceux que cela peut intéresser,
nous dirons quil a été successivement
professeur aux Lycées de Sens, Saint-Quentin,
Nancy et Vanves. Mais le propre des grands caractères,
cest-à-dire de ceux qui ont une forte
unité, est de navoir pas besoin dhistoire,
parce quils sont tout entiers dans chacune
de leurs actions, et que deux ou trois traits
suffisent à les exprimer. Les faits qui
remplissent une vie, la manifestent, la composent,
si lon veut, mais ne la constituent pas.
À partir de son entrée à
lÉcole normale deux mots suffisent
à caractériser sa vie : souffrance
et travail. Souffrance, indiquée déjà
et due sans doute au mauvais état de sa
santé, mais beaucoup plus encore à
lexcès de travail, à lexcès
de conscience, osons-nous dire, avec lequel il
accomplissait sa tâche journalière.
Sa vie ne fut quune suite de douleurs :
« Jai souffert pendant toute
mon existence, nous disait-il un jour ; je
pourrais compter les rares journées où
la douleur ne ma pas arrêté
de longues heures. »
On pourrait attribuer à cet état
de souffrance deux échecs quil subit
aux examens de licence à la fin de sa première
année dÉcole normale, ainsi
quun nouvel insuccès lors de sa première
candidature à lagrégation.
Pourtant ce serait bien mal voir, croyons-nous,
que de prétendre expliquer ces insuccès
relatifs par de simples raisons de mauvaise santé.
Il nous paraît plus juste de faire remonter
cette mauvaise santé même, avec les
insuccès, à des raisons dordre
spirituel*. Nul, en effet, nétait
moins né que lui pour passer des examens
ou prendre part à des concours. Il nécrivait
ni ne disait rien sans sy mettre tout entier.
Lorsquon lui avait demandé le moindre
conseil pratique ou théorique, il demeurait
obsédé de la crainte davir
été mal compris, et par suite, davoir
rendu un mauvais service, en voulant être
utile. Combien de fois les explications données
furent-elles suivies dautres explications
ou de lettres complémentaires ? « Toute
erreur, disait-il, résulte dune insuffisance
dexamen et doit être regardée
comme le commencement dune faute ».
Le sentiment de la difficulté quil
y a à exprimer sa pensée pour autrui
était poussé chez lui à un
degré extraordinaire. La conception quil
avait de la vérité était
telle quaucune expression, aucune forme
donnée à cette vérité
ne suffisait à le satisfaire. Cette difficulté
ne fit que saccroître avec le temps.
[*] On pourrait nous accuser
de tourner dans un cercle et objecter sa mauvaise
santé pour ainsi dire congénitale.
Peu importent les raisons auxquelles on voudrait
attribuer sa nature desprit ; que lexcès
de sa volonté sur ses forces tienne à
des causes corporelles ou à des causes
spirituelles, le fait que la flamme intérieure
a fini par emporter son corps nen est pas
moins là. M. Lagneau nétait
pas de ces heureuses et naïves natures nées
come pour vivre à laise « dans
la bonne lumière de lévidence. »
Alors même que sa santé et ses forces
eussent été infiniment meilleures
ou plus grandes, il ne se serait jamais contenté
de ce quil avait fait et il aurait tout
sacrifié à ce quil aurait
encore vu à faire.
Dannée en année, malgré
les heures supplémentaires quil donnait
à ses élèves, son enseignement
perdait en surface pour gagner en profondeur.
« Chaque année, nous disait-il
quelque temps avant sa mort, je réalise
une sorte de progrès à rebours :
quand jai débuté dans lenseignement
de la philosophie, jarrivais à peu
près à la fin du programme ;
maintenant je ne peux plus même venir à
bout de la Psychologie ». Quelquefois
il se permettait une pointe de légère
ironie à ladresse de « ceux
qui peuvent finir », ironie dailleurs
bientôt réprimée, car il ne
manquait pas dajouter : « Je
ne donne pas à ces élèves
ce quils ont le droit dattendre de
moi. »
Ici nous devons dire que, sans parler des fruits
ultérieurs dont sa méthode ne manquait
pas de jeter les germes dans lesprit de
ses élèves, ceux-ci réussissaient
en aussi grand nombre et de meilleure manière
nous voulons dire avec plus de sincérité
dans les examens que la plupart de ceux qui avaient
été formés par dautres
maîtres. Aussi bien, il nest personne
qui ignore que, à part de très rares
exceptions, les examinateurs mettent le moindre
grain de personnalité au-dessus de la plus
brillante virtuosité. Or la discipline
de notre ami avait pour effet de vous rendre incapable
de vous servir de la pensée dautrui
autrement que dans la mesure où vous laviez
comprise ou faite vôtre ; elle vous
guérissait du fléau des idées
toutes faites et de la science « pure
livresque » en vous obligeant à
être vous-même ou à nêtre
rien. Et pour ce qui est de lesprit dans
lequel les élèves se soumettaient
à cette discipline, sauf quelques obstinés
dans la recherche des solutions toutes prêtes
deux ou trois chacune des dernières
années quil professa
et qui sont allés les demander à
des institutions spécialement organisées
en vue de ce genre de productions, tous étaient
très heureux et très fiers dappartenir
à la classe du Lycée Michelet. Lauteur
de ces lignes, assez longtemps témoin des
impressions de ces élèves, ne saurait
mieux les résumer que par la réponse
quil reçut dun groupe dentre
eux au moment même où ils allaient
subir les épreuves du baccalauréat :
« Nous aimerions mieux être refusés
ayant appartenu à la classe de M. Lagneau,
que dêtre reçus dans toute
autre classe de Paris. »
Mais quelle que soit la façon dont on appréciera
la manière de faire de notre ami il est
certain que de pareils esprits ne peuvent acquérir
de la facilité, cest-à-dire,
au fond, se mécaniser. Leffort dont
lhabitude, dans tout ordre daction,
finit par dispenser la plupart des hommes, chez
lui, était immédiatement au service
de la découverte de vérités
plus larges et de formules plus compréhensives.
Il nest pas de repos pour ces esprits-là.
De ce quils conçoivent la vérité
come un idéal, ils ne sauraient prétendre
la posséder ni la définir à
la façon dune chose. La vérité
nest pas une idée à laquelle
on sarrête, un état dans lequel
on se cantonne. Penser quon la atteinte
ou quon peut latteindre, cest
ne pas comprendre sa forme nécessaire,
sa nature essentielle pour lhomme. Un esprit
humain, cest-à-dire un esprit borné,
nen peut avoir que des aspects limités
et confus, et son rôle, ou mieux, sa raison
dêtre, ne peut consister quà
les éclaircir par une action et des efforts
constants. On ne peut concevoir quelle soit
pleinement possédée que par un esprit
infini et parfait. Encore ne sait-on plus guère
ce que lon dit quand on parle dun
tel esprit ; car on ne peut se représenter
Dieu lui-même que sous une forme nécessairement
relative à la pensée, et il y a
contradiction à vouloir comprendre ou penser
labsolu. Mais de là même résulte
que la distance, qui, en fait, nous sépare
de la vérité, reste toujours infinie,
et que le repos auquel nous pouvons prétendre
ne doit pas être cherché dans un
but ou une fin, mais uniquement dans le sentiment
dun chemin parcouru ou dun progrès
réalisé. On ne conçoit pas
dautre repos pour un être dont la
« destinée est de marcher toujours. »
Une telle conception du repos peut répugner
et sembler illusoire, sinon contradictoire, à
ceux qui veulent rester exclusivement placés
au point de vue du fini ou de la chose, cest-à-dire
du paraître, du non-être ou de ce
qui nest pour lêtre quune
occasion de se manifester à lui-même
et de reconnaître sa vraie nature ;
mais lêtre est action pure et le point
de vue de laction est le seul point de vue
philosophique : il ne pouvait donc être
question de repos dans la vie dun homme
éminemment philosophe. Sa vie, la partie
que nous en avons connue, surtout, na été
quun acte constant de volonté. Des
difficultés à se satisfaire dont
nous venons de parler, et que certains regardent
comme des impuissances, des souffrances qui en
résultaient pour lui et finalement de sa
mort, on pourrait, sans doute, chercher à
établir des raisons tout extérieures ;
mais pour nous comme pour tous ceux qui lont
connu de près, M. Lagneau était
prédestiné, suivant le mot de La
Bruyère, à « user ses
esprits dans la recherche de la vérité »,
et il est mort martyr volontaire de la pensée.
Un mot dexplication simpose maintenant,
en vue de ceux que la lecture de cette notice
pourrait conduire à se représenter
M. Lagneau comme un homme morose. Jamais
personne ne fut plus réellement gai. On
nous a dit que dans sa jeunesse il fut un compagnon
des plus agréables et des plus enjoués.
Pour nous qui ne lavons fréquenté
quà la fin de sa vie, il ne nous
serait pas venu à la pensée dassocier
à son nom lidée de tristesse.
Il fut à nos yeux comme un exemplaire de
cette « gaieté sérieuse »,
de cette gaieté propre aux hommes qui,
suivant les expressions de Kant, « ont
pesé le néant de ce que les autres
tiennent dordinaire pour grand et important
et qui apporte plus de véritable bonheur
que les transports de gaieté des esprits
légers et le rire éclatant des fous ».
Ce fut lui qui nous écrivit, peu de temps
avant sa mort, les lignes suivantes déjà
publiées à la page 320 du Bulletin
7-8 de 2e année, et quon nous pardonnera
de reproduire à titre de renseignement
sur lesprit dans lequel il voyait venir
sa fin prochaine : « Ma vie, pour
la réussite de laquelle vous faites des
vux, sera ce quellle peut être.
Je ne lui demande rien, je nattends rien
delle. Il y a longtemps que je nexiste,
que je ne pense et nagis, que je ne vaux
le peu que je vaux que par le désespoir,
qui est ma seule force et mon seul fond. Puisse-t-il
me conserver même dans les dernières
épreuves où jarrive, le courage
de repousser le désir de la délivrance !
Je ne demande rien de plus à la source
doù tout pouvoir vient, et si cela
mest donné, vos souhaits auront été
accomplis. »
Ce serait navoir de ces paroles quun
sens bien superficiel que de les prendre pour
celles dun homme triste ou orgueilleux.
Le désespoir dont il sagit ici nest
quun désespoir des choses de la terre.
Celui qui est détaché de son individu
et de tout ce qui ne peut être utile quà
lindividu, celui qui a établi son
siège dans le ciel ou dans léternel
peut se résigner et être joyeux ;
il ny a même que lui qui le puisse.
Les conditions de la vie lexposent nécessairement,
comme tout homme, aux coups du sort et aux afflictions,
mais sil peut être frappé,
il ne saurait être emporté, parce
quil a en lui-même un refuge assuré.
Un bonheur inconcevable, sinon chimérique,
pour qui ne la pas éprouvé,
domine toujours en lui.
II
Après avoir parlé de sa vie, nous
voudrions dire quelques mots de sa pensée.
Au fond ce sera encore parler de sa vie ; car,
en ces dernières années surtout,
la spéculation et la pratique étaient
chez lui deux expressions également nécessaires,
également strictes d'une seule et même
réalité, d'un seul et même
acte spirituel*. Il serait impossible de faire,
à propos de lui, cette distinction recommandée
par certains, et trop souvent légitimée
par les faits, de l'homme dans le monde et du
professeur dans sa chaire : genre de distinction
partout et sous tous les rapports déplorable,
mais particulièrement déraisonnable
chez ceux dont la mission est avant tout d'assurer,
en les éclairant, des volontés jeunes
et hésitantes, d'aider des caractères
ou des âmes à se fixer, nous voulons
dire, chez les professeurs de philosophie.
[*] : Dans l'ordre pratique,
ses élèves et ses collègues
n'ont guère connu que l'extraordinaire
dévouement professionnel qui le mettait
hors de pair comme professeur. Sa charité
privée, qu'il exerçait dans le silence,
n'était pas moins remarquable que son enseignement.
En voici un exemple. Pendant les vacances de 1893,
alors que, très épuisé, il
venait de demander un congé d'une année
et de se décider à essayer de l'influence
d'un séjour dans les montagnes du Valais
sur sa santé délabrée, il
abandonna subitement sa retraite et bien avant
l'époque fixée pour revenir aider
à soigner, chez lui, une pauvre femme qui
était la sur de sa gouvernante et
en service comme celle-ci, mais dans une autre
maison. Cette personne est morte chez lui environ
un mois après son retour, après
avoir reçu de lui des soins presque aussi
dévoués que si elle eût fait
partie de sa propre famille. Voir dans les Simples
Notes le programme qu'il se prescrivait dans
l'exercice de la charité.
On ne comprendrait donc point cette vie, cette
carrière, en son imperturbable et obstinée
simplicité, si l'on ne prenait quelque
idée de la doctrine qui la soutenait et
la justifiait. Toutefois il n'est nullement question
d'un abrégé méthodique de
cette doctrine. On n'a pas la prétention
de résumer ni même d'esquissser en
quelques lignes une philosophie qui compte, dès
à présent, aux yeux des rares personnes
compétentes qui en ont eu connaissance,
pour une des plus fécondes et des plus
riches de notre temps. Cette prétention
serait d'ailleurs rendue plus impertinente encore
par le caractère singulièrement
scrupuleux et inquiet, par l'exigeante sévérité
de la méthode que s'imposait M. Lagneau
dans l'exposé de ses propres méditations.
Nous lui devons, en osant reprendre et traduire
sa pensée, de ne le faire qu'avec ce respect
et cette réserve, cette peur de trahir
qu'il se prescrivait à lui-même en
la rappelant, comme la règle trop oubliée,
à certains de nos modernes historiens de
la philosophie :
" Plus un philosophe (écrivait-il
dans la Revue philosophique de février
1880) est original, profond, systématique,
c'est-à-dire plus il s'éloigne des
conceptions banales, claires et presque toujours
contradictoires du sens commun, plus il en coûte
d'efforts pour l'être après lui de
la même manière. Il s'agit de s'approprier
sa langue, de retrouver, par une patiente divination,
son point de vue en face de chaque idée,
de corriger lentement l'une par l'autre, à
mesure qu'on avance, chacune de ces découvertes,
jusqu'au moment où tout s'éclaire,
vu d'un certain centre où il s'était
mis pour embrasser sa pensée. Ce centre
délicat, comment l'atteindre, comment le
reconnaître, quand, au lieu de descendre
dans une uvre pour s'en rendre maître,
on se contente d'en parcourir la surface avec
le parti pris d'y retrouver ses propres opinions
ou de critiquer par le détail, c'est-à-dire
par le dehors, la pensée de l'auteur ?
Le plus souvent, c'est ainsi qu'on lit les philosophes.
Est-il surprenant qu'on ne donne pas la préférence
à ceux qui ont pénétré
le plus avant dans les choses et dans leur esprit
? On les trouve obscurs : la lumière chez
eux n'est pas à la surface, dans les mots
et dans les images. On la trouvera si on se donne
la peine de la chercher là où elle
est
"
Tel est bien l'esprit dans lequel nous croyons
que sa pensée, autant ou plus que celle
de tout autre philosophe, devrait être exposée.
On se propose cependant d'essayer dans le Bulletin
une sorte de transposition de cette philosophie,
du moins dans ses principaux points, dans ceux
qui ont le rapport le plus direct avec la vie,
en vue des personnes qui n'ont pas été
préparées, par des études
spéciales, à l'aborder directement
avec profit. De cette philosophie, on voudrait
notamment donner ce qui peut aider nos lecteurs
à se créer eux-mêmes ou à
trouver en eux le centre commun auquel nous devons
tous nous rattacher et nous subordonner, si nous
voulons que notre action commune - et même
toute notre action ou notre vie - ait une signification.
Mais, pour le moment, nous ne voulons qu'indiquer
les traits les plus frappants de l'enseignement
du maître, rappeler surtout les impressions
que l'on éprouvait le plus constamment
en l'écoutant, celles-là même
dont les élèves qui ont assisté
à ses leçons ont gardé le
souvenir le plus ineffaçable et le plus
pressant.
Pascal disait : " Quand on voit le style
naturel, on est étonné et ravi :
car on s'attendait de voir un auteur et on trouve
un homme. " Cette parole traduit à
meveille l'impression qu'éprouvait, et
au plus haut degré, celui à qui
il était donné d'assister aux cours
de M. Lagneau. C'est bien en effet cette humanité
qui fait le bon professeur comme le bon écrivain.
Un professeur humain, c'est un professeur profond,
c'est-à-dire un professeur qui atteint,
non la sensibilité, mais l'âme de
ses élèves en leur livrant la sienne
propre dans ce qu'elle a de permanent et d'universel.
Mais cette communication, ce don de soi est impossible
à qui n'a point dépouillé
tout souci d'égoïsme, toute prétention,
toute vanité, à qui n'est point
assez plein de la vérité pour s'oublier
lui-même et ne songer qu'à elle.
Un homme n'est jamais un homme par ce qui le différencie
d'autrui, mais par ce qui l'en rapproche ; et
ce qui l'en rapproche c'est sa réalité
non individuelle, sensible ou animale, mais raisonnable,
celle qui est proprement humaine, sa nature d'âme
ou d'esprit. Nous ne sommes pas intéressants,
nous ne saurions nous intéresser les uns
aux autres, ni même à nous-mêmes,
par ce qui, en nous, n'est qu'individuel ou exclusif.
C'est seulement par leur nature universelle que
les hommes communiquent ou mieux communient entre
eux.
Or, chacun sent en soi cette nature universelle
; nous avons tous une conscience plus ou moins
profonde d'être des esprits, c'est-à-dire
des êtres, par essence, infiniment supérieurs
à tout ce qui les limite, les sépare
ou les divise, à toute nature corporelle,
individuelle, en un mot. L'uvre du maître
au sens élevé, du professeur de
philosophie surtout, c'est de concevoir et de
saisir en lui cette essence supérieure
assez fortement pour la faire saisir et concevoir
à ses élèves comme une vérité
objective, c'est, si l'on peut dire, d'en compléter
le sentiment par une détermination et une
science rigoureuses et satisfaisantes pour la
raison.
Compléter le sentiment par la science,
c'est bien à cette tâche que M. Lagneau
s'est appliqué constamment. La philosophie
était, avec lui, autre chose qu'un vain
jeu d'idées ; autre chose aussi qu'un utilitarisme
plus vain encore. Il comprenait mieux que personne
combien il est difficile d'enseigner la vérité
lorsqu'on s'adresse à des enfants encore
étrangers et hostiles à la pensée
pure, encore paresseux d'esprit, amis des formules
toutes faites comme nous le sommes tous d'abord
et le demeurons plus ou moins, et il n'essayait
point de substituer, d'autorité, une science
abstraite et morte de la vérité,
au sentiment confus, incomplet et souvent même
incohérent et contradictoire, mais vivant,
que chaque âme apporte, pour ainsi dire,
avec elle. La croyance en l'efficacité
des idées pures n'est qu'une idolâtrie.
À quoi bon exposer à autrui des
idées, si ces idées doivent rester
pour lui de purs objets de contemplation, des
sortes de choses à voir et à toucher
? Ainsi entendues, elles redeviennent immédiatement
ou plutôt elles n'ont pas cessé d'être
des formes vides, des mots, inefficaces et encombrants.
Une idée n'a d'autre réalité
que celle que l'esprit lui confère lorsqu'il
la fait sienne, lorsqu'il la fait descendre en
lui par son acte propre ; elle ne vaut ou n'a
d'action qu'autant qu'elle est réalisée
concrètement, ou qu'en même temps
qu'aperçue par l'intelligence, elle est,
si l'on peut dire, tout à la fois sentie,
aimée et voulue.
Un enseignement philosophique conçu dans
cet esprit se tient à égale distance
du fétichisme de la science dite positive
et du mysticisme antiscientifique. Car il y a,
pour la raison, une science et un mysticisme légitimes,
qui se complètent et s'appellent l'un l'autre
aussi naturellement que s'excluent certain positivisme
superficiel et le mysticisme trop facile de l'imagination
déréglée. En fait, il y a,
dans le monde, de l'inexpliqué : "
Il y a plus de choses entre le ciel et la terre
que dans toute notre sagesse d'école " ;
et c'est ce qui justifie un certain mysticisme,
si l'on entend par là, chez le savant,
le sens fin des difficultés et la discrète
réserve - bientôt tournée
en respect - que lui inspire la conscience qu'il
garde des limites de sa science. Mais, en droit,
pour le vrai philosophe, tout doit être
cru explicable.
La possibilité de la science, en effet,
c'est-à-dire de l'explication des choses,
est, dans l'esprit humain, l'objet d'une conviction
dont rien ne saurait ébranler la certitude.
Cette conviction est la condition de toute science,
comme de toute recherche. Alors que les lois reconnues
actuellement devraient un jour apparaître
incomplètes ou même fausses, il n'en
resterait pas moins cette loi suprême :
que rien n'arrive qui ne soit déterminé
à arriver. On ne sait vraiment plus ce
que l'on veut dire quand on parle d'un intelligible
radical, d'un hasard ou d'une indétermination
foncière de la nature. Tout arrive en vertu
de lois absolues, et ces lois ne sont autres que
les lois de la pensée pure, car, qui dit
loi, dit rapport nécessaire, enchaînement
et unification dont nous ne trouvons l'idée
qu'en nous, et, en dehors de nous ou dans l'expérience,
une image plus ou moins conforme à l'idée,
seulement. Jamais l'expérience ne nous
donnera l'unité du monde, et pourtant l'univers
n'est réel* que parce qu'il est un,
et il n'est un que parce qu'il est pensé
ou posé comme tel par l'esprit. Mais confondre
les lois absolues des choses ou les lois de la
pensée vraie avec les lois de sa pensée
expérimentale, c'est retomber dans le mysticisme.
Qu'y a-t-il de plus mystique, en effet, que d'incliner
l'esprit devant les lois qu'il pose ? L'esprit
est nécessairement au dessus de toute loi
définie, pusique c'est lui-même qui
l'établit. Il faut être déterministe,
c'est-à-dire croire à la science,
mais il faut comprndre également que la
réalité de la pensée déborde
infiniment le cadre dans lequel elle n'enferme
que ses projections ou ses manifestations extérieures.
C'est justement dans cette impossibilité
où se trouve l'esprit de se saisir ou de
s'épuiser dans ses productions qu'il faut
voir que réside le principe de son émancipation.
[*] : Il est facile de comprendre
que la réalité n'est qu'un mot pour
qui demeure dans le multiple ou l divers. Pour
affirmer que les choses sont, il faut dépasser
le phénomène qui nous les révèle
; autrement on a le droit de soutenir que l'univers
n'est qu'une fantasmagorie. L'empirisme pur conduit
là d'ailleurs, et très logiquement.
Nul plus que M. Lagneau ne comprit et n'approfondit
ce grand idéalisme subjectif, dont on peut
dire qu'il est toute la philosophie moderne*.
Mais la méthode que cette philosophie suppose,
il l'applique, avec une vigueur de logique sans
précédents en France, à cette
science de la vie intérieure réelle
que doit être la psychologie pour mériter
son nom, et que certains prétendent, à
tort, séparer de la métaphysique,
qui seule peut la fonder. " Le premier objet
de la psychologie est dans les faits psychiques
considérés comme tels ; son dernier
objet est la nature de la pensée, qui est
nécessairement une. Toute science suppose
une vérité qui ne peut être
identique à elle-même que si les
lois de ce qui la forme, c'est-à-dire de
la pensée, sont constantes. De l'unité
de la pensée dépend celle de la
vérité. Pour que la vérité
existe et, par conséquent, pour que toute
science puisse exister, il faut que la nature
pensante soit la même partout. "
[*] : On peut même
dire qu'il est toute la science, car la science
pourait fort bien se définir : un effort
de l'esprit pour se retrouver dans ce qui n'est
pas lui. Le savant recherche, dans les choses,
les linéaments immuables de la pensée
universelle, le philosophe les recherche dans
les manifestations de cette pensée en lui-même.
Nul, en effet, ne fut, plus que lui, un croyant
de la pensée ; nul n'insista avec plus
de force sur la part qui revient à l'intelligence
dans notre action, sur la nécessité
de réfléchir, afin de savoir, de
comprendre, de déterminer ce qu'on veut
faire. Le sentiment et l'amour sont, sans doute,
la force et le levier nécessaires ; mais,
en tant que tels, ils sont aveugles. C'est l'intelligence
qui voit. Il faut aimer, mais il faut prendre
conscience de ce qu'on aime. L'intelligence n'est
rien sans l'amour ; mais l'amour inintelligent
est une force qui se dépense en vain, quand
elle ne produit pas le mal. " Pour organiser
sa vie, pour vivre bien, il faut, non pas renoncer
à la logique, mais s'y tenir, au contraire,
très fermement. " Seulement, il faut
la dépasser et ne pas oublier que l'acte
de comprendre la logique est supérieur
à la logique. Car " les mots sont
des mots. " Cependant " ce ne sont pas
les formules qui sont un mal, car elles sont une
nécessité ; c'est la paresse de
l'esprit qui s'y enferme et cesse de les comprendre.
" Il est possible, par une réflexion
sincère, de remonter jusqu'à ce
centre délicat d'où les mots et
la logique deviennent une expression de la vie,
et d'où l'on sent, pour ainsi dire, et
peut faire sentir aux autres, la saveur fortifiante
de la raison en acte.
Aussi bien, la parole de M. Lagneau était-elle
la plus frappante et la plus persuasive explication
de sa méthode à la fois morale et
métaphysique. Dans sa chaire, il était
toute son idée et toute son idée
était lui. L'homme disparaissait devant
les vérités éternelles qu'il
enseignait, ou plutôt l'individu s'était
mis si entier dans ces vérités,
il s'y était absorbé et anéanti,
à tel point qu'il se confondait et ne faisait
plus qu'un avec elles. Alors il apparaissait comme
transfiguré par le sentiment d'universelle
vérité qu'il incarnait en lui ;
et tel était l'effet de cet enseignement
vivant, de cette volontaire et douloureuse victoire
remportée sur lui-même, sur sa faiblesse
et sur sa fatigue, de ce sacrifice réalisé
sous vos yeux, qu'en le voyant, pour ainsi dire,
arraché à la nature, on s'en arrachait
soi-même sans effort. On ne sentit jamais,
chez lui, le rôle de la mémoire,
du métier, du savoir-faire. Sa parole n'était
que l'expression de sa pensée. Si sa façon
d'exposer la philosophie impliquait un art, il
s'agissait certainement d'un art qui s'était
détruit en tant que procédés,
d'un art redevenu nature par suite d'un effort
de volonté consciente.
Par là, par ce don de soi actif et total,
son enseignement acquérait cet indéfinissable
et si rare privilège des vrais maîtres
: l'autorité ; non cette autorité
vaine qui vient de l'individu, du talent et de
la virtuosité, c'est-à-dire, le
plus souvent, de l'art d'éluder les réponses
ou de passer à côté des difficultés,
mais celle qui tire sa source de l'immolation
de l'individu à la vérité
qu'il expose. Car c'est une loi inéluctable
que qui croit en soi ne peut être cru de
personne. Certains maîtres lorsqu'ils vous
parlent, ont comme la fâcheuse spécialité
de vous forcer à penser autre chose que
ce qu'ils disent, sinon même tout le contraire.
On éprouve le besoin de corriger, de compléter
leurs affirmations. Placés, en quelque
sorte, dans une position excentrique, c'est-à-dire
ne sachant sortir de leur point de vue individuel,
nécessairement faux pour tout autre individu
qu'eux-mêmes, n'atteignant une apparence
de force que par l'exagération et ne faisant
voir vivement un aspect, un côté
de la vérité qu'au prix d'une méconnaissance
de tous les autres, ils vous obligent à
contester. Une nécessité de transposer
et de contredire s'impose continuellement. Avec
M. Lagneau, rien de semblable. Jamais l'idée
d'une objection n'est venue à l'esprit
de ceux de ses élèves qui le suivirent
et le comprirent. Et ce fut, quoi qu'on en ait
dit, le cas du plus grand nombre. Il en était
bien que dépassait cette puissante pensée
; mais, à défaut d'une intelligence
complète des leçons dans leur détail
délicat, ils remportaient du moins un souvenir
très utile de la méthode, avec un
sentiment d'admiration et de respect pour cette
austère majesté e la réflexion,
dont l'exemple leur était donné
chaque jour. Quel que soit, d'ailleurs, le degré
d'intelligence des élèves d'un cours
de philosophie, est-ce que le premier et le dernier
fruit de l'enseignement du maître ne doit
pas être d'incliner les esprits ou de leur
donner une attitude décente devant la vérité*
?
[*] : La valeur éducative
de tout enseignement, mais surtout de celui de
la philosophie, se constate au degré d'humilité
devant l'idéal qu'il inspire à ceux
qui le reçoivent. Cette humilité
est tout autre chose qu'une apathique tolérance,
et, en fait, pour ceux qui ne la comprennent pas
en son fond, il peut arriver qu'elle se traduise
par une certaine âpreté et intransigeance,
tant devant les personnes qui nient la réalité
de cet idéal qu'en présence de celles
qui veulent qu'on le confonde avec leurs imaginations.
III
Et maintenant, que reste-t-il de lui ? à
quoi auront servi tant d'efforts, non cachés
(il n'entrait pas plus dans ses vues de se cacher
que de se montrer), mais connus d'un trop petit
nombre ? Pourquoi n'a-t-il à peu près
rien écrit, rien publié ? Voilà
ce que ne saurait manquer de penser plus d'un
sincère ami de la vérité,
plus d'un de ceux, du moins, qui en sont encore
à croire qu'elle gît dans un ensemble
ou un système de formules. Comme il a été
dit plus haut, il reconnaissait la nécessité
des formules autant que tout autre, - et celles
dont il se servait pour traduire sa pensée
étaient si riches et fécondes qu'elles
vous apparaissaient comme une expression de la
vie même ; - mais, plus que tout autre,
il se montrait convaincu de la nécessité
de vivifier tout enseignement par l'exemple de
la vie. " Il n'y a, nous disait-il, que l'enseignement
vivant, l'enseignement de toute l'âme, de
toute la vie, qui puisse quelque chose ".
De plus, l'enseignement qui était le sien
nous est toujours apparu comme étant, par
essence, une négation et une ruine du pédantisme
sous toutes ses formes, du pédantisme qui
s'étale naïvement, comme du pédantisme
qui se dissimule par des procédés
plus ou moins habiles. Or, entreprendre un livre
ou une uvre de vérité quelconque,
pour les proposer sous son nom ne va pas, quoi
qu'on puisse dire, sans un certain pédantisme,
pédantisme qu'à la rigueur on conçoit
chez un homme de lettres ou un homme de métier,
mais qui ne s'accorde guère avec l'esprit
de la philosophie réelle ou l'amour de
la vérité par dessus toutes choses*.
Nous en dirions autant dans l'ordre de l'esthétique
et, à plus forte raison, dans l'ordre de
la charité. Celui qui se préoccupe
d'agir ne se préoccupe pas de la célébrité
de son action. Quand on est tout volonté
d'être on ne se résigne à
paraître que si le paraître même
devient visiblement de l'être. Le paraître
d'un Boissy-d'Anglas à la Convention, d'un
Casimir Périer au milieu des cholériques,
d'un Mgr Affre sur les barricades, ou d'un Lamartine
au balcon de l'Hôtel de Ville, représente
évidemment un maximum d'être ou d'action.
Mais " le trésor sans bornes que nous
ne faisons pas sonner dans nos poches, ou que
nous ne comptons pas et n'exhibons pas devant
les hommes ! C'est peut-être de toutes les
choses la plus utile à faire pour chacun
de nous, dans ces temps bruyants**. " Il
n'y a aucune action à jouir du fruit de
son action. En tout cas, M. Lagneau était
trop avide de silence et de recueillement pour
se mettre lui-même en avant : il sentait
trop bien que la quantité de travail utile
apporté par chacun dans le monde est en
raison inverse du bruit que l'on fait et du souci
que l'on a de son nom. En admettant qu'il eût
pu écrire, il ne voulait laisser que des
ouvrages posthumes : c'était là
une intention bien arrêtée chez lui.
" Qu'un homme fasse son uvre ; le fruit
de cette uvre, le soin en revient à
un autre que lui***. "
[*] : Voir Bulletin n°6
, 2e année, page 214.
[**] : CARLYLE, Les Héros, trad. de
J.-B. Izoulet.
[***] : CARLYLE, Les Héros.
Pour nous, tout en reconnaissant la valeur vraiment
supérieure des déterminations successives
et nécessairement incomplètes qu'il
nous proposait de sa pensée, nous croyons
qu'il a plus fait pour la consécration
et l'établissement définitifs de
cette même pensée, en se donnant
tout entier à ses élèves
qu'en s'appliquant à l'exprimer dans les
plus brillantes thèses. De toutes ses leçons,
celle-là est la meilleure, qui, vivifiant
toutes les autres, nous montre que la vérité
n'est pas une chose qui s'enseigne par des mots
ou se transmette par des livres, mais qu'elle
n'appartient qu'à ceux qui agissent ou
qui marchent, à ceux qui la réalisent
eux-mêmes en eux-mêmes. Que si quelques-uns
répugnent à cette façon de
voir, tout au moins n'est-il personne qui ne soit
contraint d'admettre que c'est par les idées
qu'il met debout ou rend vivantes dans l'esprit
de ses élèves qu'on doit juger de
la valeur ou de la réalité du professeur,
de même que la réalité du
philosophe a pour pierre de touche les idées
qu'il fait vivre dans sa personne. La philosophie
- nous voulons dire ce qu'on enseigne ordinairement
sous ce nom dans les lycées- a eu plus
d'un détracteur en notre temps : malgré
l'esprit utilitaire dont ce temps paraît
imbu, nous n'hésitons pas à penser
qu'elle n'aurait pas été attaquée
si elle n'avait jamais compté que des professeurs
comme notre ami. Un homme tel que lui fait plus
pour la vérité, pour l'humanité
et pour son pays que des centaines de professeurs
simplement brillants. C'est un des plus grands
honneurs de l'Université que d'avoir possédé
dans son sein un homme qui ait été
capable de vivre ce qu'il enseignait jusqu'à
en mourir.
C'est par cette sanction suprême et définitive,
en effet, qu'un enseignement entre en valeur.
Celui qui n'a que prononcé des mots n'a
absolument rien fait ; mais celui dont les paroles,
d'abord entendues et comprises comme des expressions
d'actes et de volontés réels, reçoivent
ensuite le témoignage du sacrifice final
de la vie, celui-là a le pouvoir de changer
nos manières de voir, et quelquefois d'agir.
Car le don, jusqu'au dernier souffle, d'une vie
à des idées, en même temps
qu'il atteste leur sincérité absolue,
les fait, en quelque sorte, passer vivantes dans
les esprits. Un tel exemple incite le dilettante
à s'élever de la spéculation
vide, à l'ordre du concret et du réel,
et, à ceux qui veulent s'en tenir à
ce qu'ils décorent plus ou moins pompeusement
du nom de " positif ", il enseigne
qu'il y a au-dessus des faits quelque chose qui
les domine et qui les explique.
Platon disait que " la philosophie est l'apprentissage
de la mort " : cette expression s'applique
très bien à la philosophie de notre
ami. Il ne s'agit ici ni de nirvanisme, ni de
bouddhisme, ni d'aucune sorte d'amoindrissement
de l'être ; il s'agit, au contraire, d'arriver
au maximum d'être par le maximum du sacrifice
volontaire ou fondé en raison de ce qui,
en nous, n'est point, n'est qu'individuel, ou
simple condition de l'être vrai. Quel serait
donc le sens de la mort, si la vie nous était
donnée simplement pour être vécue
? La mort, c'est la nécessité suprême,
c'est la loi qui s'impose à qui ne se l'impose
pas lui-même en la comprenant et, par suite,
la voulant. Comprendre, c'est vouloir, et nous
ne répugnons qu'à ce que nous ne
comprenons pas. Dire que philosopher, c'est apprendre
à mourir revient donc à dire que
c'est apprendre à agir, car la mort à
laquelle il faut toujours arriver, qu'on le veuille
ou non, n'est, pour qui sait la prendre, que l'occasion
et la condition de la suprême action ou
de l'acte de vie par excellence. On peut, et sans
qu'il soit besoin pour cela de s'appuyer sur une
détermination positive d'une vie future
quelconque, entendre la mort en un sens tout actif
et tout volontaire et qui n'implique aucune idée
de suicide ni d'ascétisme monastique. Bien
au contraire, cette conception de la mort est
la plus propre à nous conduire à
la pleine réalisation de la vie ou de l'action,
car les actions qui composent une vie réelle,
dans leur fond, ne sont autre chose, si l'on peut
dire, que des morts partielles et successives,
des séries de renoncements à soi-même
ou à son individualité égoïste*.
Ce n'est donc pas seulement du point de vue d'une
philosophie idéaliste, mais d'un point
de vue tout humain et très simplement pratique
qu'on peut dire que " mourir c'est vivre
", et ajouter, sans aucune espèce
de truisme : " vivre c'est mourir ".
Tout, dans la vie consciente, est fonction de
cet esprit-là : la réalisation des
uvres d'art les plus belles, comme l'accomplissement
des besognes les plus humbles, l'acquisition légitime
aussi bien que la perte des biens extérieurs,
réputation ou richesse, le mariage, la
naissance et la mort des nôtres. Il n'y
a que cette manière de voir qui suffise
à toutes les situations et permette de
tout expliquer, hormis ce qui ne doit pas l'être,
de tout mettre à sa place, hormis ce qui
n'a pas de place.
[*] : Voir à ce sujet, dans
le Bulletin n°2 de 2e année, l'article
intitulé : L'Action morale, très
inspirée des idées de M. Lagneau.
Est-ce à cette philosophie,
plus ou moins clairement aperçue alors,
qu'il nous faut attribuer les émotions
que nous avons éprouvées près
de son lit de mort ? Nous l'avons vu étendu
sur ce lit, quelques instants après que
la nouvelle inattendue de sa fin nous eut frappé
de stupeur. Malgré une fréquentation
assez assidue, nous ignorions les derniers et
rapides progrès de sa maladie. À
l'annonce de cette mort nous avions eu la conviction,
subite, de perdre notre plus sûr et notre
plus ferme appui, et, dans la mesure où
il est permis de laisser consister sa personnalité
en quelque chose d'extérieur à elle,
nous ressentîmes comme un effondrement de
la meilleure partie de nous-même. Mais,
arrivé près de lui, ce premier sentiment
fit bientôt place à un autre : au
risque de scandaliser quelques-uns, osons dire
que ce fut celui d'une joie immense. Les pensées
qui accompagnent ordinairement le spectacle de
la mort nous semblèrent tout à coup
dépourvues de sens. C'est que jamais notre
ami ne nous était apparu plus vivant ni
plus lui qu'à ce moment-là. Nous
n'oublierons plus les traits qu'alors son visage
revêtit pour nous. Sa visible individualité
même ne nous sembla pas amoindrie parce
que, depuis longtemps, elle s'était comme
fondue dans sa personnalité éternelle
et que l'expression de son organisme corporel
ne signifiait plus rien pour nous. Un homme comme
M. Lagneau ne meurt pas : ce n'est plus un homme,
mais une âme pure et libérée
bien à l'avance. Il n'est pas vrai de dire
de lui, avec le poète, que son dernier
soupir le transfigure et nous le montre :
Tel qu'en lui-même enfin
l'éternité le change.
Ce calme impressionnant, cette majesté
soudaine que tout visage humain revêt, à
cette heure-là, le vrai sage l'a peu à
peu, à notre insu, imprimée sur
ses traits, au point que la pâleur suprême
ne nous le change point. Dès cette vie
il a pris un aspect d'éternité.
Il nous eût paru indécent de pleurer
une telle mort, et, pendant un moment, nous ne
souffrîmes plus que de la voir pleurée
par d'autres. Notre intention n'est pas de préconiser
l'insensibilité, surtout en parlant d'un
homme doué de la plus exquise tendresse
de cur, mais, malgré nous, nous revenaient
à la pensée, les mots de Socrate
mourant : " O mes amis, que faites-vous ?
N'était-ce pas précisément
pour éviter ces scènes peu convenables
que j'avais renvoyé les femmes ? "
Gardons nos pleurs pour nous, et craignons de
mourir tout entiers.
C'étaient les mêmes pensées
qui nous possédaient le lendemain lorsque
nous suivions son convoi. Osons encore avouer
l'espèce d'irritation dont nous ne pouvions
nous défendre, en entendant dire par ses
amis, par des philosophes même : "
Quel malheur ! quelle perte ! C'était une
des plus fortes têtes philosophiques de
ce temps ! " et d'autres réflexions
semblables, ainsi qu'en entendant la plupart des
regrets exprimés sur sa tombe. Toute intention
de critique mise à part : " Comme
tout cela est à côté ! "
pensions-nous*. En regard d'une pareille mort,
que pèseraient donc dix ou vingt années
de plus, suposées même des plus riches
en productions écrites ? La belle affaire,
vraiment ! Mais c'est là, dans cette mort
et dans la manière dont elle s'est accomplie
que gît sa plus réelle réalité,
la preuve d'une unité que la spéculation
n'avait pas brisée**. La mort du héros
l'élève au-dessus de la mort même
et donne à toute sa vie une plénitude
et un achèvement que rien ne peut augmenter.
Est-ce que le temps et la quantité ont
quelque chose à voir ici ? Est-ce qu'on
peut ne pas vouloir la mort d'un Socrate ou d'un
Spinoza ?
[*] Seules, quelques paroles prononcées
par un de ses élèves et qui revenaient
à dire : "Ta pensée vivra"
nous semblèrent regarder l'avenir, c'est-à-dire,
en un sens plus scolaire peut-être que celui
dans lequel nous l'entendons, la vie de la pensée
du maître. - Disons en passant que
plusieurs de ses élèves travaillent
en ce moment à la rédaction de ses
leçons les plus personnelles.
[**] Il n'y a que des existences comme celle de
M. Lagneau qui justifient la spéculation.
Les théories de la vie les plus hautes,
qui ne s'achèvent pas dans l'action, représentent
autant de force perdue. À un de ses élèves,
devenu membre de l'enseignement, et qui avait
résisté aux ordres de ses supérieurs,
notre ami dit un jour : "J'ai douté
de votre philosophie et de vous. Si le professeur
de philosophie ne vit pas sur d'autres principes
que ceux du commun des hommes, on peut le supprimer
sans inconvénient".
Cher maître, permettez à l'un de
vos plus humbles élèves de vous
donner ce faible témoignage de reconnaissance.
Je n'ai pu exposer qu'une très petite partie
de ce que j'ai entrevu en vous, du point de vue
particulier où je me suis placé.
Toute âme est inexprimable, et la vôtre,
plus que toute autre. Je vous dois tout ce qu'il
peut y avoir de solide, de non-transitoire dans
ma pensée. Avant de vous connaître,
je me croyais très fort, très habile,
comme ces hommes dont parle Platon, d'en être
enfin venu, après mille affirmations successives
et contradictoires, à comprendre qu'il
n'y avait rien de vrai, rien de fixe, rien d'absolu,
que toutes les raisons se valaient. Sophiste de
fait, sinon de volonté, j'étais
allé à vous avec je ne sais quelle
secrète et naturelle tendance à
la discussion et à l'opposition. Je ne
compris pas dès l'abord cette puissante
et compréhensive unité qui était
la vôtre ; mais devant cette loyauté,
cete sincérité extraordinaire qui
éclataient en vous, un instinct, qui ne
me trompa pas, me fit prendre patience et pressentir
que j'étais en présence de la vérité
tant cherchée et que je n'avais résolument
niée, en fin de compte, que par désespoir
de la jamais connaître. Ceux de vos élèves
qui ont saisi votre esprit ont un viatique pour
la vie ; il ne peut leur manquer que ce que vous
ne pouviez leur donner : la force qu'ils devront
tirer d'eux-mêmes pour réaliser cet
esprit dans leur condition, quelle qu'elle soit
; car il est réalisable partout.
NOTE - Au moment où ces pages étaient
sur le point de paraître, une personne amie
de l'Union et qui est une autorité dans
l'enseignement de la philosophie nous a fait remarquer
qu'on pourrait nous accuser d'afficher un certain
mépris pour ceux qui croient faire uvre
philosophique par les seuls écrits. Nos
paroles ne sauraient aller contre ceux qui n'écrivent
que dans un pur esprit de vérité,
dépouillé de toute vanité
et de tout intérêt. La philosophie
est réelle et non verbale ; et le danger
pour elle n'est pas dans le recueillement et le
silence de tels professeurs qui se préoccupent
avant tout de voir clair, mais dans la tendance
de ceux qui sont portés à en faire
comme une sorte de théâtre, dans
ce qu'on pourrait appeler le " cabotinage
" de la philosophie. - Nous n'avons
pas voulu dire autre chose.
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