Une incrédulité tenace
Dans un Propos daté du 19 septembre 1913 , Alain,
parlant de son amour pour Julien Sorel ("Oui je
l'aime. Et j'aimerai toujours celui qui cache ses opinions
afin de gagner sa vie"), prend vivement parti pour
les hypocrites, contre les "héros de franchise"
et tous ceux dont les émotions ou les intérêts
emportent le jugement. "Courtisanerie n'est pas
hypocrisie. Le courtisan adore le trône ; s'y
mette qui pourra ; et le courtisan a des larmes aux
yeux quand il loue ; de vraies larmes. Ces vraies larmes
me font rougir."
Balayant sans douceur les éloges convenus de
la sincérité, il dresse le portrait insolent
et superbe de celui que les contraintes extérieures
peuvent courber, mais sans jamais porter atteinte à
sa verticalité intime : "Julien Sorel, au
contraire, est un captif indomptable. Son jugement bondit
dans ses monologues. Un esprit moins fort, dans ce monde
de fripons titrés, trouverait des noms honorables
pour la friponnerie. Mais lui est debout au-dedans de
lui-même ; jamais son esprit n'adore. Au
reste cela se traduit de temps en temps par des mouvements
vifs ; et c'est là le roman."
Il ne s'agit pas de boutades. Certes, des "mouvements
vifs", Alain en a, et qui ne manquent pas de lui
faire, comme à Julien, comme à Stendhal,
aujourd'hui encore, des ennemis : "Tout bon raisonnement
offense", Alain ne cesse de citer ce trait de Stendhal.
Ce sont les mouvements par lesquels le jugement bondit
sur les opinions faibles, fléchies, et les redresse,
sans ménagement, il est vrai, pour ceux qui les
professent et parfois s'en font gloire. Mouvements de
jeunesse, dans les Cahiers de Lorient, mais d'une
jeunesse qui dure : en 1913, Alain a quarante-cinq ans.
Et vingt-six ans plus tard, le 26 octobre 1939, il fait
dans son Journal cette confidence étonnante
: "Par aventure j'ai relu très exactement
mon Stendhal, celui qui a tant d'images ; et
j'en ai été ravi. Cette situation est
étrange. J'aurais sacrifié mes oeuvres
; j'aurais lancé ce Stendhal et j'aurais
assez fait, il me semblait, pour la gloire ."
Il s'agit du Stendhal d'Alain dans son édition
originale (Rieder, 1935) avec 40 planches hors texte,
dont le premier chapitre s'intitule : "L'incrédule",
et dont il dit dans son Journal, quelques lignes
plus loin : "J'ai donc une fois mis à l'épreuve
la méthode de lire qui est terrible par la perfection
des résultats. Ici me vient toujours à
l'esprit la fameuse formule : "Je supplie votre
Altesse de lire toute la fable." Eh oui, j'ai lu
toute la fable c'est-à-dire mon auteur et naïvement
j'ai lancé cette énorme lecture sur le
marché littéraire. J'avais lancé
le même paquet sur le marché des philosophes,
car il n'y a qu'à lire Platon, Descartes et autres
pour ne risquer aucune erreur dans cette illustre compagnie."
Cette méthode de lecture, il l'avait expérimentée
une première fois en traduisant et commentant
ligne à ligne la Métaphysique d'Aristote
en 1892 à Pontivy, puis en 1893 et 1894 à
Lorient, et c'est dans les deux premiers livres de la
Métaphysique qu'il en avait trouvé
le modèle, dans l'exposé que fait Aristote
de ses devanciers. Plutôt que d'épingler
leurs erreurs ou leur insuffisance, rechercher en quel
sens chacun a raison.
A la même époque, il note à propos
de la Logique d'Aristote "C'est pourquoi
il vaut mieux regarder les choses que regarder les raisonnements.
(Car, quand on regarde les raisonnements, on est forcé
de croire quand on ne peut pas réfuter) ."
Près de quarante ans plus tard, un Propos de
mai 1930 reprend le thème du regard, mais cette
fois il s'agit de Stendhal : "Avant de raisonner
sur le réel, il faut le regarder ; c'est une
idée de Stendhal. Et l'union des sentiments les
plus vifs, et qui tromperaient aisément, avec
un esprit qui sait se servir de ses yeux, c'est-à-dire
douter de ce qui se montre, cela fait un artiste rare,
qu'on ne se lasse point de lire ; cela fait un homme.
Avec toute l'incrédulité possible, garder
la foi, voilà l'homme de l'avenir, l'homme qui
sut dire "Je serai compris dans cinquante ans".
Au contraire il faut dire d'un fou qu'à force
de crédulité il a perdu la foi ."
Une amitié tenace
En 1918, Jean Prévost, qui allait lui aussi
écrire son Stendhal, entrait dans la classe
d'Alain. Jérôme Garcin raconte cette rencontre
: "La première fois qu'il vit apparaître
au lycée Henri-IV celui dont il dira ensuite
que jamais il ne déçut ses espérances
démesurées d'adolescent, il fut frappé
par ses mains énormes, son gros nez, sa moustache
dure, son chapeau mou : bref, tout de " l'officier
de dragons "." Alain rentrait du front où
il avait passé plus de trois ans dans l'artillerie
; engagé volontaire, il n'avait jamais été
plus que simple brigadier. Sa prestance, qui n'en était
pas moins impressionnante, n'était pas celle
d'un officier, mais d'un homme. Impressionnante aussi
sa capacité d'improviser directement sur un texte
latin qui n' était pas d'un philosophe, mais
d'un poète.
Le souvenir de la leçon inaugurale sur l'Ode
à Plancus d'Horace restera dans la mémoire
de l'élève et dans celle du maître.
Le 31 décembre 1940, ayant lu L'amateur de
poèmes , Alain note dans son Journal:
"On trouvera dans le livre de L'Amateur
la vraie dédicace qui est celle de l'Ode à
Plancus. Prévost a conté plus d'une
fois comment, n'étant alors qu'un tout petit
écolier, il entendit sonner la grandeur d'Horace
qu'il ne soupçonnait point."
Écolier, certes, et même le meilleur,
Jean Prévost n'est pas un admirateur inconditionnel
du maître ; très vite il traite d'égal
à égal, s'installant d'autorité
dans une amitié virile à laquelle Alain
répond au gré de son humeur : amusé,
admiratif, exaspéré, protecteur, las parfois.
Des "mouvements vifs" de part et d'autre et
peu d'égards. Deux stendhaliens ne font pas société.
En 1926, ils préparent ensemble la publication
de quatre-vingt Propos rassemblés sous le titre
Le citoyen contre les pouvoirs. Alain confie
à Marie Monique Morre-Lambelin le souvenir qu'il
garde de la rencontre : " Nos entretiens furent
toujours rudes et même brutaux : lui, tout en
gardant sa place d'élève, se défendait
avec toutes ses forces. On sent cette violence partout
dans ce recueil. "
Sa place d'élève, Prévost la gardait-il
vraiment ? Deux ans plus tôt, critique débutant
à la N.R.F., il rendait compte en septembre 1929
des Propos sur le christianisme qui venaient
de paraître. L'admiration n'y était pas
sans mélange : "Ces Propos bien choisis
abondent en images justes et en formules saisissantes
; dans la manière d'Alain, penseur, écrivain
et homme ne font qu'un. Mais ce serait mal l'aimer que
de ne pas voir quels défauts menacent ces Propos,
qui arriveront bientôt à 4.000, et qui,
si vif que soit l'homme, finiront par s'écrire
mécaniquement ; l'ankylose de la syntaxe et l'hypertrophie
du substantif risquent de le raidir ."
Mais l'amitié demeure. Prévost écrit,
publie, se rend célèbre par son talent
et par son insolence, il est journaliste, il aime les
architectures métalliques et le cinéma,
il épouse Marcelle Auclair, a trois enfants,
écrit des articles sur l'art d'élever
les enfants, voyage aux U.S.A., divorce, épouse
Claude Van Biéma et toujours, entre deux livres,
entre deux mariages, entre deux trains, il revient vers
Alain en des rencontres annoncées ou impromptues,
parfois fulgurantes, dans la cour du lycée Henri-IV,
puis au Vésinet ou au Pouldu.
Le Journal d'Alain garde la trace d'une visite
mémorable de Jean Prévost, accompagné
de Claude Van Biéma, au Pouldu. 21 août
1938 : "Hier visite de Jean Prévost. Fatiguant,
mais très intéressant Il a vu l'Amérique."
Et quelques lignes plus loin : "Prévost
me presse d'écrire un Dickens. Il est
lui-même dans Stendhal, cherchant le secret du
roman Et il me signale une erreur ridicule dans mon
Balzac. Balzac a lu Le Rouge, et en a
même écrit à Stendhal. Je n' ai
pas connu cette lettre. La littérature est difficile
; il faut savoir par coeur ce qui suppose des heures
et des heures de lecture." Deux jours plus tard
Alain donne dans l'amplification épique. 23 août
1938 : "Nous calculions avec Prévost qu'il
faut relire un auteur chaque année environ trois
fois... Lui Prévost sait tout par coeur, et récite
comme un brave écolier qu'il est. Après
cela il courut au bain et pousser sa voiture qui manquait
d'essence ; au gouvernail une femme médecin dont
j'ignore le nom, mais qui m'a fait penser aux passions
de P. de la Dix-huitième année ;
c'était terrible."
Alain a soixante-dix ans, la polyarthrite le paralyse
petit à petit. L'année suivante, le 23
mai 1939, il écrit : "Hier essai et achat
du fauteuil roulant. J'y pense beaucoup ; c'est très
agréable et très attristant (tous les
prophètes annoncent que c'est renoncer à
la marche). Les prophètes, une fois de plus,
se tromperont". Les années les séparent,
la santé triomphante de l'un fait parfois de
l'ombre à la santé déclinante de
l'autre qui eut lui aussi ses triomphes et n'a renoncé
à rien ; mais l'ancien combattant toujours resté
dans le rang et le résistant qui mourra capitaine
dans le Vercors, les deux compères en littérature
sont côte à côte, face aux mêmes
ennemis.
A la même date, quelques lignes plus loin : "Prévost
disait bien : "La prose, écrasée
par la condition de tout dire au lieu que le poète
est tenu de dire par allusion ! Cette remarque éclaire
à la fois la littérature générale
à laquelle il pense; et encore mieux peut-être,
celle à laquelle je pense (qui ne sera peut-être
pas). /.../ Je ne sais si l'alarme ne va point se mettre
au camp des littérateurs : " Ils délibèrent
sur les moyens de le mettre à mort " ou
moi ou Prévost. Peut-être les deux. Ce
combat contre les Lanson est très réel
et probablement sans conséquence. Les lettrés
ont toujours compté beaucoup."
A la lettre, le Stendhal d'Alain ne doit rien
à Prévost et le Stendhal de Prévost
ne doit rien à Alain, mais ils n'ont cessé
d'échanger, confronter, emprunter l'un à
l'autre des idées sur la littérature et
particulièrement sur le roman. Dans le Journal
d'Alain, le 29 août 1938 : "Encore des visites
hier. Jean Prévost est revenu et nous a tous
animés de son esprit de feu. Nous avons jugé
Jules Romains assez sévèrement."
Et quelques lignes plus loin, à propos des descriptions
ratées de Jules Romains : "Prévost
pense que c'est parce qu'il a pris des notes, au lieu
de se livrer à la poésie propre à
la mémoire. C'est une idée qui me semble
juste et c'est une belle question à traiter,
qui intéresse tout le roman." Une idée
qu'Alain médite, s'approprie, transforme et développe
en une théorie du roman qui, à elle seule,
rend nécessaire l'édition de son Journal.
L'amitié est telle entre ces trois hommes que
parfois elle engendre l'équivoque. Le même
jour, un peu plus loin, Alain esquisse ce portrait :
"Stendhal lui-même n'était nullement
pâle ; c'était un gros homme plein d'ambition
et qui exprimait le feu de son âme. Voilà
comment il aimait ; il brûlait l'insecte imprudent
comme fait la flamme." Le feu de l'âme si
près de l'esprit de feu, nul doute qu'Alain pense
à Prévost, plus qu'à Stendhal peut-être,
car enfin c'est Stendhal qui s'est brûlé
à se frotter à la signora Pietragrua ;
Jean Prévost, lui... Peut-être aussi y
a-t-il dans ce portrait le souvenir de la moustache
avantageuse et de la corpulence superbe d'un homme qui
avait été artilleur à la guerre,
mais assez cavalier dans le civil.
En face de la guerre encore la même incrédulité,
le même souci de n'être pas dupe, avec la
même foi dans l'homme, dans sa dignité,
mais dont ils se font obligation de témoigner
par eux mêmes. Alain s'en explique avec la plus
grande clarté dans un Propos du 12 novembre 1921
: "Nos moralistes d'Etat voudraient faire croire
que l'on meurt pour la patrie. Mais ce genre de vertu
nous est extérieur ; aussi comme le déclamateur
se laisse aisément persuader ; comme il consent
à servir sa patrie par la plume ou par la parole
; je dirais presque que le culte extérieur l'a
délivré de sa propre vertu ; le commun
usage l'absout ; la règle extérieure apaise
cette conscience ombrageuse. Pour moi j'ai connu d'autres
héros, aux yeux de qui la Grande Guerre était
comme le Waterloo de Fabrice, une épreuve dans
laquelle il doit se jeter, sous peine d'avoir ensuite
à rougir de lui-même ."
En octobre 1943 à Paris, Jean Prévost,
en mission pour la Résistance, confie à
Claude Mauriac rencontré au Café de Flore
: "Si j'ai choisi de m'engager et d'assumer tous
les risques de l'action, c'est par dignité personnelle
et parce que mon propre honneur l'exigeait . Affaire
d'honneur, affaire à régler entre soi
et soi, sans avoir de compte à rendre à
personne. "Debout au dedans de lui-même",
il ne peut refuser à Alain de l'être comme
lui et d'exercer ce libre arbitre dont il s'arroge lui-même
le droit d'user, quand cela les conduirait à
des choix opposés. A la veille de la guerre,
en août 1939, il écrit à propos
de Suite à Mars "Aucun calcul d'intérêt
ne soutient donc plus la doctrine de la paix, qu'il
s'agit d'aimer pour elle-même, dans un péril
plus grand que celui de la guerre. Alain a le droit
de prêcher cette doctrine. Mais il faut le séparer
ici de ses alliés ambigus, qui souhaitent assouvir
l'Allemagne aux dépens des peuples les plus faibles
ou qui prétendent que le moment de lui résister
n'est pas encore venu. La paix à tout prix reste
le plus bel idéal humain et peut-être notre
devoir immédiat, mais elle veut dire le sacrifice
le plus complet, le malheur le plus assuré, pour
nous et pour nos enfants. Le reste n'est qu'hypocrisie
."
Et l'amitié demeure intacte, parce qu'elle est
sans complaisance. En octobre 1940, démobilisé
et replié sur Lyon, Jean Prévost écrit
à Friedrich Sieburg (auteur de Dieu est-il
Français ?) afin d'obtenir un passeport pour
sa femme et sa fille restées à Paris et,
dans la même lettre, il demande remèdes
et soins pour Alain qu'il aime "comme un père"
. Un futur capitaine de la Résistance en zone
libre, un écrivain francophile dans famée
allemande, une femme juive en zone occupée, un
ancien combattant ami de la paix immobilisé au
Vésinet, l'incrédulité la plus
totale pouvait seule inspirer une telle démarche.
Qu'en reste-t-il ?
II reste l'idée d'une amitié dénuée
de crédulité mais non de foi. Pour la
plus grande partie de l'uvre d'Alain les cinquante
années fatidiques sont écoulées.
Le temps n'est plus où l'on n'avait d'autre choix
qu'être thuriféraire ou iconoclaste. Il
faut qu'Alain soit lu comme il mérite de l'être,
sans plus d'égards que Prévost ne lui
en accordait et qu'il n'en accordait lui-même
à "Platon, Descartes et autres". Il
y a, dans les deux livres de Prévost sur Stendhal
et sur Baudelaire, une profonde leçon de lecture
qui pourra être mise à profit dans les
séminaires que l'Institut Alain va ouvrir, à
l'initiative de Robert Bourgne, à la "Menuiserie"
: travail minutieux d'analyse des textes et de l'écriture
qui les a produits, travail auquel est conviée
une nouvelle génération d'amis d'Alain,
celle qui aura la charge de faire traverser à
son oeuvre les cinquante années à venir.
Pour quelques-uns, Jean Prévost est celui qui
montre que l'amitié n'est pas un culte et que
l'on peut aimer Alain, indéfectiblement, tout
en aimant ce qu'Alain détestait ou ignorait,
l'avion, la vitesse, Saint-Exupéry, la radio,
le cinéma, Chaplin, Walt Disney, l'Amérique,
l'architecture de Gustave Eiffel.... tout en jurant
à l'avance non de tout croire, mais au contraire
de tout examiner avec cette exigence intransigeante
sans laquelle il n'y a pas d'amitié qui tienne.
Plus proche de nous pour transmettre cette incrédulité
fondamentale qu'il partage avec Alain, Stendhal et autres,
il ne peut être, et c'est notre chance, ni un
Maître, ni un Père, ni un Modèle.
Paraphrasant un romancier qu'Alain lisait avec un plaisir
avoué en juillet 1939, nous pourrions imaginer
un épilogue à la manière de Joseph
Conrad.
Au bord d'une rivière qui mène à
la mer, en Normandie peut-être, ou dans toute
autre partie du monde, une taverne solitaire. Dans un
recoin de la salle, quelques hommes sont assis autour
d'une table. Les verres sont vides, le silence s'est
fait, la nuit tombe, on n'entend plus que l'eau qui
clapote contre la rive proche. Ils ont entendu, conté
avec circonspection par l'un d'entre eux, le récit
qui, quel qu'en soit le héros et le détail
des aventures, aboutit toujours à cette marche
lourde et comme aveugle d'un homme qui va, poussé
par une nécessité intérieure évidente
et énigmatique, à la rencontre de sa propre
mort. Parfois elle est au rendez-vous, parfois non.
Cette fois elle y était. Dans l'obscurité
qui appesantit le silence, on voit par moment rougeoyer
le fourneau d'une pipe. Le temps est immobile. Dans
la nuit une voix s'élève: "C'était
l'un des nôtres."
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